L’itinérance, en ce qu’elle peut être considérée comme le reflet exemplaire d’une vulnérabilité sociale, devient un phénomène social pour lequel les modes de gestion témoignent des enjeux normatifs et institutionnels. Lire un phénomène social peut signifier s’intéresser à la manière dont il est défini et perçu dans le cadre sociétal, mais aussi, à la manière dont la société réagit à l’égard du phénomène. Il s’agit donc de réfléchir tant aux représentations sociales qu’aux pratiques sociales dont fait l’objet le phénomène à l’étude. Or, l’interpellation sociale et scientifique de l’itinérance organisée autour de son « anormalité socialement visible » s’ancre dans une lecture normative de ce phénomène au point de marquer, tant les représentations que les interventions réalisées à son endroit (Tessier, 1998). En effet, la lecture des enjeux entourant la prise en charge des problèmes sociaux, constitue une des manières plus éclairantes pour comprendre comment une société construit les difficultés qu’elle rencontre dans la réalisation de son projet d’un vivre ensemble idéal et comment elle souhaite y apporter des solutions. Dans cette perspective, le regard porté sur la prise en charge de l’itinérance permet de mieux appréhender les conditions de réalisation du lien social, en s’intéressant notamment aux enjeux normatifs qui encadrent ce phénomène.
« Autrement dit, la façon de définir la pauvreté, la maladie, le crime, comme l’invention de leur mode de prise en charge à un moment et dans un espace donnés, ouvre une fenêtre privilégiée, comme par effet de miroir, sur ce qui constitue la « normalité » dans cet espace et à cette période. (….)Pauvreté et crime forment comme les compagnons immémoriaux qui balisent les limites du lien social et de sa reproduction ». (Fecteau 2004 : 20- 46)
Dès lors, les différentes lectures de la gestion pénale de l’itinérance s’inscrivent dans un cadre plus large d’études portant sur la criminalisation des problèmes sociaux où le droit pénal apparaît comme un élément et une source de légitimation des rapports de pouvoirs (Laberge et Landreville, 2000). Dans ce cadre, il s’agit de voir comment l’utilisation du droit pénal contribue à définir et réaliser l’apparente difficulté du « vivre-ensemble » dans nos sociétés. Construite autour des enjeux d’insécurité et d’incivilités, cette utilisation témoigne du rapport de l’État à ses différentes fonctions. Ainsi, pour Mary, (2003), la pénalisation s’explique d’abord et avant tout par le fait que l’État se replie sur sa fonction de sécurité et d’ordre public, en délaissant la sécurité économique et la protection sociale. Ainsi, s’inscrivant dans un courant néolibéral, l’État contemporain serait davantage porté à produire des mécanismes d’ordre public et de sécurité en vue de protéger l’individualisme, pour contrer les problèmes sociaux plutôt que de mettre de l’avant des mécanismes de solidarité et de protection sociale.
On voit donc se profiler, à la fois l’abîme entre les riches et pauvres, la détérioration de la qualité de vie urbaine, la montée d’une insécurité diffuse et la « promotion spectaculaire des questions de sécurité (Pirès, 2001 : 194)
Les politiques criminelles prennent alors le relais des politiques sociales au sens strict dans une logique plus répressives que protectrices à l’égard des populations définies comme des groupes à risque, comme les jeunes, les toxicomanes, les marginaux, les itinérants. Cette dynamique contribue à mettre de l’avant la gestion pénale des populations marginales vivant dans l’extrême pauvreté. Ainsi, dans la plupart des pays se sont multipliés des dispositifs sécuritaires pour répondre aux problèmes sociaux : prévention par les contrats de sécurité, tolérance zéro dans les pratiques policières, peines alternatives qui conduisent à pénaliser davantage, plutôt qu’à remplacer l’incarcération et finalement, l’incarcération, qui loin d’être un dernier recours, s’étend. Derrière cette pénalisation se cache ainsi une lecture des problèmes sociaux, ancrée dans une logique de l’insécurité plutôt qu’autour des causes sociales. C’est bien moins, selon Wacquant (2004), la criminalité qui change le regard sociétal porté sur les illégalismes. Dans ce contexte, le phénomène de l’itinérance, n’est plus perçu dans ses causes sociales, mais bien dans son rapport à l’insécurité qu’il provoque. Pourtant, c’est bien moins l’insécurité que crée l’itinérance que le contexte d’incertitudes économiques et sociales qui pèse sur l’ensemble de la société et qui accroît la demande sociétale pour une pénalisation des problèmes sociaux (Bernard, 2005). Vanneste (2001) qui a étudié l’évolution de la pénalité en Belgique montre le lien étroit entre le niveau de sécurité économique et sociale et celui de la population pénitentiaire.
À ce titre, la compréhension de la gestion pénale des problèmes sociaux témoigne le plus souvent de relations entre pénalité, prison et pauvreté. Si Foucault a ouvert cette compréhension, en montrant comment la création de la prison tient d’abord et avant tout d’une manière de gérer les illégalismes populaires, cette compréhension n’a fait que se confirmer lorsqu’il s’agit d’appréhender nos sociétés contemporaines. En effet, la prison demeure aujourd’hui une institution majeure dans le contrôle de la pauvreté (Bernard, 2005; Wacquant, 2004; Laberge et Landreville, 2000)
La compréhension de la gestion pénale de l’itinérance s’ancre dès lors dans différentes perspectives. L’histoire permet de constater que l’enjeu du contrôle coercitif n’est pas strictement contemporain. En effet, l’histoire nous renseigne sur ces stratégies qui ont eu cours à différentes époques et dans différents contextes. La sociologie et l’anthropologie constituent un autre ancrage qui permet de saisir d’une part, comment se construisent les rapports sociaux entre les populations marginales et la société et d’autre part, le sens que prend le rapport à l’espace public dans nos sociétés. Finalement, le droit et la criminologie permettent de mieux saisir comment le droit, et notamment le droit pénal, est mobilisé, utilisé et légitimé comme outil de gestion des problèmes sociaux et des conséquences sur les populations marginales et le système pénal en lui-même.
En s’intéressant à la gestion pénale de l’itinérance, il devient ainsi important de saisir comment cette forme de gestion constitue un point d’ancrage dans l’oscillation entre l’aide et le contrôle. Elle s’appuie sur une construction de l’itinérance plutôt comme un problème d’ordre public que d’ordre social et elle contribue à la mise en œuvre de dispositifs et d’institutions chargés de réaliser cette réponse pénale au phénomène.