Si toute discrimination est une façon spécifique de traiter une population, tout traitement spécifique n’est pas discriminatoire. Quels sont les processus par lesquels le spécifique se mue en discriminatoire ? Cette réflexion s’appuie sur les principaux résultats de ma thèse en sociologie, qui portait sur les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins en France.1
La discrimination selon l’origine
Jusqu’à la fin des années 1990, la discrimination est restée, en France, le domaine quasi exclusif de la justice. C’est donc sur la définition qu’en a donnée la juriste Danièle Lochak, que la problématique de cette recherche doctorale s’est appuyée : la discrimination est un traitement différentiel, entendu le plus souvent au sens de défavorable, et illégitime (Lochak, 1987).
Pour qualifier cet acte de discriminatoire, il n’est pas nécessaire que son auteur ait l’intention qu’il soit défavorable ; il faut en revanche qu’il soit illégitime. Mais comment identifier l’illégitimité ? Si les juristes assimilent cette dernière à une illégalité, les sociologues peuvent difficilement se satisfaire de cette équivalence, ne serait-ce que parce qu’il leur faudrait alors renoncer à interroger la légitimité des différences de traitement instaurées par les lois. Pour ma part, travaillant sur les discriminations opérées par des professionnels, j’ai décidé d’évaluer l’illégitimité au regard des « bonnes pratiques professionnelles », telles que définies par la loi, mais aussi par la déontologie et les connaissances mises à jour. Il y a donc discrimination quand une pratique est différenciée au nom d’un critère (en l’occurrence l’origine) dont la prise en compte est inopportune du point de vue des bonnes pratiques professionnelles.
De 2001 à 2003, 175 professionnels de l’accès aux soins ont été rencontrés en France : soignants, travailleurs sociaux et agents dans les administrations chargées de délivrer une couverture maladie. L’analyse qualitative du matériau ainsi recueilli lors d’entretiens et d’observations de terrain m’a permis de distinguer deux grands types de processus au cours desquels un traitement spécifique devient discriminatoire.
Des exigences illégales
La protection sociale française, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, associe deux systèmes : la sécurité sociale (à laquelle cotisent les travailleurs) et l’aide sociale (accordée par solidarité aux « indigents »). Depuis une vingtaine d’années, cette ligne de partage s’est progressivement déplacée et aujourd’hui, plutôt que d’opposer travailleurs et indigents, elle tend à isoler les étrangers en situation irrégulière du reste de la population vivant en France.
Cette situation est patente en matière de couverture maladie. En 1993, une loi a imposé la régularité du séjour des étrangers pour bénéficier de la sécurité sociale, y compris de l’assurance maladie. Indigents ou travailleurs, tous les étrangers sans-papiers n’ont alors plus eu d’autre possibilité de couverture maladie que l’aide médicale relevant de l’aide sociale. En 1999, la création de la Couverture Maladie Universelle (CMU) a permis à toutes les personnes résidantes en France d’accéder à l’assurance maladie, quel que soit leur niveau de ressources… toutes, sauf les étrangers sans-papiers (la CMU étant une prestation de l’assurance maladie, il faut un titre de séjour pour y prétendre). Les sans-papiers sont donc désormais les seuls bénéficiaires de l’aide médicale, tous les autres indigents ayant basculé dans la couverture universelle. L’évolution de leurs droits s’est ainsi déroulée en deux temps : exclusion de l’assurance maladie, puis isolement au sein de l’aide médicale.
Les associations de défense de droits des étrangers ont salué le progrès que le vote de la loi CMU représentait pour l’accès aux soins pour le plus grand nombre. Certaines y ont cependant également décelé les germes d’un danger, à savoir que l’isolement des sans-papiers au sein d’une catégorie de droit qui leur était désormais spécifiquement réservée ne favorise la restriction de ces droits.
La suite des événements leur a donné raison. À la fin de l’année 2003 était votée une loi qui réduisait l’accès à l’aide médicale, interdisant désormais à une partie de la population sans-papiers tout accès à une couverture maladie (Carde, 2009a). En outre, cette restriction a débordé le terrain du droit pour affecter celui des pratiques : certains professionnels restreignent les droits des étrangers sans-papiers en leur imposant des conditions d’accès à une couverture maladie plus sévères encore que ne le prévoient les textes de loi. Par exemple, des agents des Caisses d’Assurance Maladie exigent des sans-papiers désireux de demander une aide médicale des justificatifs non prévus par la loi.
Ces restrictions, dans la loi et sa mise en œuvre, peuvent être examinées au prisme de la définition que l’on a donnée des discriminations. Sur le plan de la loi, des associations ont dénoncé ces réformes, en considérant qu’il est illégitime et donc discriminatoire de différencier le droit aux soins en fonction de la régularité du séjour et ce, d’autant plus que la France a ratifié des textes internationaux et nationaux qui stipulent le droit de tous aux soins médicaux sans référence à la régularité du séjour.2 Le Conseil Constitutionnel a toutefois justifié ces différenciations dans la mesure où elles sont nécessaires à l’intérêt général3 et qu’elles ne portent pas atteinte aux droits dits fondamentaux.
On peut cependant s’interroger sur le déplacement du point d’équilibre entre cet intérêt général et les droits fondamentaux. Ces dernières années, chacune des lois qui a réformé le droit aux soins des étrangers sans-papiers a en effet fait reculer les droits au nom de l’intérêt, pour en arriver à une situation inédite dans la France de l’après-guerre, à savoir l’absence de tout droit à une couverture maladie pour une partie de la population résidante en France4 (Carde, 2009b).
Sur le plan des pratiques, leur caractère discriminatoire est manifeste puisqu’elles consistent à traiter défavorablement des individus repérés par leur origine (leur nationalité étrangère, assortie d’une absence de titre de séjour), en leur imposant des exigences illégales qui freinent leur accès aux soins.
Comment expliquer que des professionnels appliquent, de façon plus restrictive encore que ne le prévoient ces textes, des lois plus dures que celles qui les précédaient ? Les entretiens semi-directifs menés auprès de ces professionnels permettent d’explorer la façon dont ils justifient ces pratiques.
Deux griefs sont généralement exprimés à l’encontre des étrangers sans-papiers bénéficiaires de l’aide médicale. D’une part, ces étrangers seraient venus en France dans le seul but de profiter d’un système de protection sociale plus généreux que celui qui leur est accessible dans leur pays d’origine. D’autre part, leurs soins coûteraient excessivement cher à la protection sociale française. Limiter l’accès des sans-papiers à l’aide médicale permettrait par conséquent de ralentir les flux d’immigration et de sauvegarder l’équilibre budgétaire de la protection sociale. On retrouve ainsi mêlés des commentaires péjoratifs à l’égard tant des étrangers sans-papiers (indésirables au regard du droit au séjour) que des bénéficiaires de l’assistance sociale (auxquels est reprochée leur absence de participation active à la bonne marche du système parce qu’ils ne cotisent pas). Ces arguments font également écho à ceux avancés par les décideurs politiques pour justifier chacune de ces réformes, qui portent sur la nécessité de maîtriser les flux migratoires et le budget de la protection sociale : la restriction des droits sociaux des étrangers sans-papiers serait censée réduire l’attractivité de la France et les sans-papiers feraient une consommation irresponsable, voire frauduleuse, des prestations sociales.
Les représentations des professionnels s’avèrent ainsi nourries par le découpage juridique, qui concentre sur une même catégorie les connotations péjoratives associées tant à l’immigration irrégulière qu’à l’assistance sociale, et par les justifications que lui apportent les décideurs politiques. Aussi, même quand leurs pratiques sont plus restrictives encore que ne le prévoient les textes, elles restent conformes à l’esprit des politiques. Elles n’ont d’ailleurs souvent qu’un « temps d’avance » sur une loi qui finira par les entériner à l’occasion d’une réforme future (Carde, 2006; 2007).
Différences perçues et discriminations
Les discriminations envisagées jusqu’à présent dans les recherches avaient pour critère l’origine telle que définie par la nationalité et non l’origine dite « raciale ». Ce terme ne renvoie pas à des catégories naturelles, mais à des catégories sociales, naturalisées, définies à partir d’indices physiques (tels que la couleur de peau ou le faciès) et sociaux (tels que la religion ou le patronyme) qui sont signifiants dans une société et une époque données. Selon Colette Guillaumin (1972), ces discriminations découlent d’un rapport de domination et de la perception d’une différence essentielle chez un autre, placé en situation de dominé. C’est en se fondant sur cette perception de l’altérité qu’on lui applique un traitement différentiel et défavorable. Les professionnels ont donc été interrogés sur les représentations qu’ils ont des origines de leurs usagers et sur les traitements différentiels qu’ils réservent éventuellement à certains d’entre eux au nom de ces représentations.
La plupart des professionnels qui ont déclaré percevoir une différence chez certains de leurs usagers la qualifiaient de culturelle en se référant, par exemple, à une façon dite « particulière » de s’exprimer, de manifester les symptômes d’une maladie ou d’adhérer à une offre de soins. Les professionnels en déduisaient que ces usagers avaient des besoins spécifiques et leur proposaient, par conséquent, des soins différents, supposément adaptés à ces différences. L’exemple de l’orientation vers une consultation d’ethnopsychiatrie, culturellement différenciée et réalisée au sein d’une association, offre une illustration de traitements spécifiques pouvant conduire à des discriminations.
Selon une ethnopsychiatre intervenant dans cette association, la prise en charge est indiquée uniquement quand le suivi démarré dans une consultation de psychiatrie « ordinaire » a échoué. Elle est mise en œuvre ponctuellement, pour passer un cap, sans interruption de la prise en charge « ordinaire ». Interrogée sur les raisons de l’échec de cette dernière, l’ethnopsychiatre évoque les caractéristiques dites « culturelles » du patient. Selon elle, ces caractéristiques ne posent problème que parce qu’elles rencontrent des dysfonctionnements dans l’offre de soins, tels que le manque de temps des professionnels ou leurs préjugés racistes.
La plupart des professionnels interrogés en-dehors de cette association estiment que cette prise en charge ethnopsychiatrique est une excellente idée. Pour justifier son bien-fondé, ils insistent longuement sur la « culture différente » des patients concernés, qu’ils jugent incompatible avec l’offre sanitaire « ordinaire ». Ils n’évoquent en revanche aucun des dysfonctionnements de cette dernière. Par la suite, ils considèrent que tout patient devrait être orienté vers la consultation d’ethnopsychiatrie dès lors qu’il est « d’origine africaine », français ou non, et sans orientation préalable dans les services courants.
Ces représentations témoignent d’une réification de l’origine culturelle, devenue critère d’orientation systématique vers un dispositif dérogatoire au droit commun. Au lieu d’être une option supplémentaire proposée pour s’adapter au mieux à chaque situation, la consultation d’ethnopsychiatrie réduit l’offre de soins puisque l’accès au droit commun n’est plus proposé. Elle peut en outre ne pas être adaptée aux besoins du patient, voire l’exposer à un risque de stigmatisation. Différentielle, défavorable et fondée sur une différence d’origine perçue, cette pratique constitue bien une discrimination au sens négatif du terme.
Les discriminations raciales sont plus difficiles à étudier que celles dont sont victimes des étrangers, car l’usage (écrit et oral) des catégories raciales est relativement censuré par la rhétorique républicaine de l’égalité. Ainsi, il faut en réalité entendre « noir » quand les professionnels cités précédemment mentionnent « d’origine africaine ».5 De plus, les discours qui accompagnent ces discriminations « n’alertent » pas le sociologue comme le font les discours tenus à l’encontre des sans-papiers : la « différence » perçue n’est pas présentée comme foncièrement illégitime et le traitement différentiel peut être pensé, par son auteur, dans l’intérêt de l’usager.
Enfin, ces discriminations sont moins aisément objectivables que celles dont sont victimes des individus que la loi elle-même qualifie d’« autres » par leur nationalité étrangère et leur absence de titre de séjour. Pour ces dernières, la loi « offre » en effet au discriminateur un support avec ces catégories de droit différenciées sur lesquelles s’accrocheront les pratiques discriminatoires, par exemple, sur simple examen d’un dossier administratif. À l’inverse, la reconnaissance de l’altérité raciale et les discriminations qui peuvent en découler se réalisent dans l’interaction sociale, indépendamment du cadre juridique. C’est donc par un examen soigneux au prisme des « bonnes pratiques professionnelles » que l’on peut les identifier et non simplement par le constat d’un écart entre le droit et son application.
« Eux » et « nous »
La distinction entre deux grands types de discrimination, selon qu’elles soient fondées sur des catégories juridiques ou raciales, ne doit pas pour autant occulter l’étroite articulation des processus identifiés.
Pour illustrer ce dernier point, on peut repartir de l’exemple des discriminations posées à l’encontre des étrangers sans-papiers, bénéficiaires potentiels de l’aide médicale. La stricte adéquation entre une catégorie du droit au séjour (l’irrégularité du séjour) et une catégorie du droit social (l’aide médicale) favorise le développement d’une logique de suspicion et de vérification. Les professionnels sont en effet tenus de vérifier la situation au regard du séjour de l’ensemble des étrangers afin de déterminer lesquels d’entre eux sont exclus de l’assurance maladie et relèvent de l’aide médicale. Peuvent alors s’accrocher à ces pratiques légalement prescrites d’autres pratiques, racialement différenciées. C’est le cas lorsque ce ne sont plus les étrangers mais les individus qui « ont l’air » étrangers qui sont soumis aux vérifications du titre de séjour ou aux commentaires péjoratifs qui les accompagnent à l’occasion. Enfin, la loi elle-même, en niant aux étrangers sans-papiers le caractère inaliénable de leurs droits fondamentaux, reconnaît implicitement cette différence radicale entre « eux » et « nous » qui fonde la discrimination raciale.
Notes
1. Carde, E. (2006). Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins. Études en France métropolitaine et en Guyane, Doctorat de sociologie/Santé publique, Paris XI.
2. Déclaration universelle des Droits de l’Homme de l’ONU, Convention n° 118 de l’OIT, Charte sociale du Conseil de l’Europe, Constitution française.
3. En considérant que cet intérêt général requiert de limiter l’appel d’air migratoire censé être induit par une protection sociale trop généreuse.
4. Pour ces exclus de toute couverture maladie (notamment des sans-papiers ne pouvant prouver qu’ils résident en France depuis plus de trois mois consécutifs), un fond spécifique permet, ponctuellement, la prise en charge des soins hospitaliers urgents et vitaux.
5. Et ce, même si les catégories raciales ont quelque peu émergé dans les discours officiels, à partir de la fin des années 1990, apparition qui a d’ailleurs rendu possible la diffusion de la discrimination en-dehors du milieu juridique et son « invention » comme problème social (Fassin, 2002).
Références
Carde, E. (2009a). « Quinze ans de réforme de l’accès à une couverture maladie des sans-papiers : de l’Aide sociale aux politiques d’immigration », Mouvements, 59: 144-156.
Carde, E. (2009b). « Les restrictions apportées au droit aux soins des étrangers sont-elles discriminatoires ? La loi et l’illégitime », Santé Publique, 3: 331-338.
Carde, E. (2007). « Les discriminations selon l’origine dans l’accès aux soins », Santé Publique, 2: 99-110.
Carde, E. (2006). « « On ne laisse mourir personne ». Les discriminations dans l’accès aux soins », Travailler, 16: 57-80.
Fassin, D. (2002). « L’invention française de la discrimination », Revue française de science politique, 52(4): 403-423.
Guillaumin, C. (1972). L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Éditions Mouton (réédition, 2002, Éditions Gallimard).
Lochak, D. (1987). « Réflexions sur la notion de discrimination », Droit Social, 11: 778-790.