La France a connu en 2007 d’importantes modifications au niveau des politiques concernant les personnes sans-abri ou mal-logées. La retentissante médiatisation du campement mené par l’association « Les Enfants de Don Quichotte » le long du Canal Saint-Martin à Paris a conduit le gouvernement à mettre en œuvre un Plan d’Action Renforcé pour les Sans Abri (le PARSA) ainsi que le Droit Au Logement Opposable (le DALO). Cette association revendiquait une réelle prise en compte des personnes sans domicile et des transformations significatives dans l’accès à l’hébergement et au logement. Un des axes du PARSA impliquait la création de « CHRS1 de stabilisation » se définissant comme un « hébergement, ouvert 24h/24h, avec un accompagnement social, [qui] doit permettre aux personnes les plus éloignées de l’insertion de se stabiliser et de favoriser leur orientation ultérieure vers des structures adaptées à leur situation »2. En des termes moins technocratiques, les centres de stabilisation se présentaient comme une forme d’hébergement alternative pour des personnes qui n’accédaient pas ou plus aux dispositifs d’hébergement traditionnels pour diverses raisons, pouvant être tout à la fois choisies ou subies.
Dans ces centres, la durée de l’hébergement n’est pas limitée dans le temps. Ce temps d’accueil peut donc être plus ou moins long et permettre, si les personnes le souhaitent, d’accéder ensuite à un autre type d’hébergement ou à un logement. Si la plupart des dispositifs d’hébergement nécessitent que les personnes aient un projet d’insertion pour y avoir accès et/ou pour y rester, ce n’est pas le cas des centres de stabilisation. Cet hébergement de stabilisation doit permettre avant tout aux personnes d’être à l’abri, de « se poser », de se reposer puis, éventuellement, d’envisager (ou non) autre chose pour elles, en termes d’accès aux droits, au logement, à l’emploi, à la formation, aux activités culturelles et aux soins. Il importe donc à l’hébergement de stabilisation d’offrir un cadre accessible, souvent décrit comme « bas seuil »3, permettant aux personnes d’accéder à un environnement le moins contraignant possible, en conformité avec le principe d’accueil inconditionnel.
À Grenoble, après un an de travail coordonné par la Veille Sociale Départementale de l’Isère et associant l’ensemble des partenaires des secteurs sociaux et sanitaires travaillant avec les personnes sans-abri, est né le projet de La Place. Créé en avril 2008, ce centre d’hébergement et de stabilisation disposait de 19 places d’hébergement accueillant des hommes et femmes majeurs, seuls ou en couple. Le principe d’admission s’opérait en fonction des places disponibles et nous procédions donc par liste d’attente, faisant passer en priorité les personnes avec chiens (étant exclues des autres centres d’hébergement du département) et faisant rentrer, selon les places disponibles, les couples ou les personnes seules qui étaient inscrites depuis le plus longtemps.
D’un point de vue matériel, La Place consistait en un ensemble de cabines de chantier faisant office de chambres, de sanitaires, de cuisine ou de bureaux. Lors du déménagement vers un nouveau terrain en octobre 2008, certaines cabines ont été remplacées par des cabanes cubiques en bois construites dans le cadre de la biennale de l’Habitat durable à Grenoble et louées à la ville.
Du 1er avril 2008 au 30 juin 2011, nous avons accueilli à La Place, 38 personnes différentes, dont 24 hommes seuls, six femmes seules et six couples. Les personnes que nous accueillions étaient plutôt jeunes, 60 % ayant moins de 30 ans. Près de la moitié (45%) avait des problèmes de santé physiologiques diagnostiqués. Concernant la santé mentale, nous estimions que 34 hébergés semblaient avoir une problématique relevant de ce domaine. Pour ce qui est de la dépendance aux produits, les trois quarts des personnes accueillies étaient alcooliques et plus d’un tiers étaient toxicomanes à notre connaissance.
La première marche
Lors de sa création, La Place se présentait comme une solution d’hébergement alternative pour des personnes qui n’accédaient pas ou plus à l’hébergement, que celui-ci soit d’urgence, d’insertion, temporaire ou transitoire. Le fait que ces personnes soient accompagnées de chiens constituait la principale raison de ce non-accueil. Les autres motifs invoqués pour justifier un refus d’admission pouvaient être un état d’ébriété, des agissements violents antérieurs, ou toute autre forme de franchissement des règles en vigueur dans les centres d’hébergement. Le motif qui renvoie à la problématique alcoolique est plus que surprenant. En effet, une personne alcoolodépendante est malade (voir DSM IV4 ou CIM-105). Or, une personne en situation de détresse médicale doit relever, d’après le Code de l’Action sociale et des Familles (CASF), d’un hébergement.6 De plus, un sevrage non encadré médicalement peut s’avérer particulièrement dangereux pour la personne. Pourtant, la grande majorité des centres d’hébergement d’urgence ou de réinsertion sociale interdisent strictement la consommation d’alcool en leur sein. Cela rejoint la réflexion de Declerck (2005: 77), qui souligne que « pour entrer se soigner, il faut d’abord guérir », paradoxe qui est bien souvent le lot quotidien des personnes vivant dans la rue.
Les personnes à la rue évoquent, elles aussi, un certain nombre d’éléments motivant leur refus d’aller dans ces centres : dortoirs collectifs, insécurité, vols, hygiène. Certaines expliquent même qu’elles préfèrent dormir dans un sas de banque ou dans la rue plutôt que d’aller au centre d’accueil municipal. Les constats formulés par différents auteurs (Damon, 2002 et 2008 ; Chobeaux, 2009) sur les conditions d’accueil dans les centres d’hébergement d’urgence abondent en ce sens et soulignent le constat d’échec au moins partiel du dispositif de prise en charge. Dans la structuration du secteur hébergement-logement français, l’hébergement d’urgence est bien souvent considéré comme la première étape permettant d’accéder à l’hébergement d’insertion ou au logement. Or, pour un certain nombre de personnes, cette première « marche » du parcours d’hébergement dit « en escalier », est un marchepied insurmontable.
Ce principe de catégorisation a conduit à la création successive de différentes structures visant la prise en charge des publics exclus des dispositifs d’hébergement. Damon (2008: 100-101) explique ainsi que « les pouvoirs publics et les associations ajoutent régulièrement de nouvelles cases au jeu de l’oie pour tenter de […] toucher [les publics les plus exclus n’entrant pas ou plus dans les dispositifs existants], sans jamais y parvenir totalement. Les dispositifs, les plans, les structures, s’empilent. »
Les centres de stabilisation sont donc une case supplémentaire proposant un cadre plus « adapté » à des personnes n’accédant pas ou plus aux dispositifs classiques. Dès lors, un dilemme se pose pour les centres de stabilisation : faut-il accueillir toute personne formulant une demande d’entrée, ou vaut-il mieux « cibler » celles qui n’ont pas d’autres solutions et qui sont exclues des autres dispositifs ?
Les administrateurs et travailleurs sociaux des 17 institutions et partenaires qui ont travaillé sur le projet social de La Place ont particulièrement veillé à la notion d’inconditionnalité. Quotidiennement en relation avec ceux qu’ils nommaient les « grands exclus » ou les « exclus des exclus », ils ont œuvré à ce que ce nouveau centre d’hébergement puisse les accueillir. Cette expression, « grands exclus », désignait pour ces acteurs les personnes qui ne pouvaient pas avoir accès aux structures d’hébergement, pour les raisons évoquées ci-dessus, ou qui en avaient été exclues, parfois pour des motifs graves, et se retrouvaient désormais « black listées », c’est-à-dire interdites de séjour (Lévy, 2011).
La demande
Afin de faciliter l’accès à la structure, nous avons élargi au maximum les modalités des demandes d’admission. Ainsi, les personnes pouvaient nous solliciter elles-mêmes ou par l’intermédiaire d’un tiers, que ce soit un professionnel, un bénévole, un proche, un cousin, un parent, un voisin ou via le 115.7 Cette demande pouvait tout aussi bien se faire par téléphone que directement au portail de la structure. Par cette modalité multiforme, les personnes pouvaient ainsi solliciter une place par deux ou trois canaux différents, pouvant également se présenter à l’improviste au centre.
Ce premier contact était pour nous plus que précieux. Il nous semblait primordial que les personnes qui nous sollicitaient puissent se rendre compte qu’elles nous importaient. Nous voulions leur signifier notre bienveillance et notre disponibilité. Lors de ce premier contact, nous leur expliquions ce qu’était cette structure, sa philosophie, ses quelques règles de fonctionnement, mais également ses côtés « obscurs ». L’idée n’était évidemment pas de convaincre les personnes de venir à tout prix, mais de brosser un portrait le plus proche possible de la réalité du lieu. Nous leur parlions des difficiles conditions d’habitation et de cohabitation, notamment avec des personnes pouvant être particulièrement fragiles. Nous leur décrivions notre manière de travailler, fondée sur trois grands principes qui résumaient le « code du vivre ensemble »8 : le respect des personnes, le respect des biens et l’acceptation d’une équipe de travailleurs sociaux veillant sur eux. Passée cette période de présentation et d’échanges, véritable moment de rencontre, nous proposions à la personne de prendre le temps de la réflexion. Pour nous, le travail socio-éducatif commençait lors du premier contact, physique ou téléphonique. Avant d’être inconditionnel, il nous semblait primordial que l’accueil soit « accueillant ». Il devait ainsi être respectueux, chaleureux, simple et sincère.
Un cadre souple
Tout cadre représente une contrainte. Souhaiter un cadre le moins contraignant possible implique obligatoirement de faire des compromis, les limites des uns n’étant pas celles des autres. Si le cadre de la Loi prévaut, il a néanmoins fallu s’affranchir d’un bon nombre de normes, à commencer par celles du travail social et, plus précisément, celles ayant cours dans le microcosme de l’hébergement social isérois, où les pauvres doivent se plier à un certain nombre de « sacro-commandements », tels que : Point de chiens tu n’auras ! ; Abstinence d’alcool tu feras ! ; Visiteurs, aucun, tu n’hébergeras ! ; Des ressources très souvent avoir tu devras ! ; Des projets surtout tu formaliseras ! ; Tes éducateurs toujours tu honoreras !
Sans acceptation inconditionnelle de ces règles, point de salut. Les pauvres doivent montrer qu’ils sont dans une « vraie » et « sincère » démarche d’insertion. Accepter les règles de la structure qui les accueille est considéré comme un premier pas vers l’acceptation des règles de la société, opérant ainsi une forme de « rédemption sociale », à un détail considérable près : les règles de ces structures sont largement plus coercitives que les « règles sociales ».
Un autre affranchissement nécessaire concerne les « règles » de la rue. Proposer un cadre le moins contraignant possible ne signifie pas pour autant accepter le cadre référentiel de la rue, si tant est qu’il en existe un. Au centre, les discordes entre hébergés se réglaient souvent à coups de poing. La consommation de stupéfiants se faisait de manière ostentatoire, et la provocation était un mode de communication courant, tout comme la menace. Par exemple, nous avons dû convoquer Michaël9, un jeune homme de 21 ans, pour le mettre à pied, parce qu’il avait asséné un coup de marteau sur la tête de Fabrice, un autre hébergé. Michaël justifiait son acte en soutenant qu’en ne le saluant pas, Fabrice lui avait manqué de respect. Il ne comprenait absolument pas notre intervention et sa mise à pied.10 Il nous trouvait complètement « à côté de la plaque parce que dans la vie, c’est comme ça que l’on doit faire lorsque quelqu’un nous manque de respect », nous demandant, pour ponctuer son propos, sur quelle planète nous vivions.
Nous avons donc dû composer avec tous ces éléments pour proposer un cadre adapté, posant des contraintes minimales pour assurer le bon fonctionnement de la vie en collectivité, mais reprenant néanmoins les règles, les codes et les lois de notre société. Parmi les règles de ce cadre, en voici quelques-unes : acceptation des chiens ; autorisation de l’alcool, sauf dans les parties communes ; non-règlement de la redevance11 pour les personnes n’ayant pas la possibilité de bénéficier des minima sociaux et n’ayant aucune source de revenus ; durée d’hébergement illimitée dans le temps ; non-conditionnalité de l’hébergement à un projet social individualisé ; ouverture de la structure 24h/24h ; pas de limite d’heures pour entrer et sortir du centre d’hébergement ; possibilité de s’absenter plusieurs jours sans perdre sa « chambre » ; possibilité d’avoir des visiteurs ou bien d’héberger des invités sous certaines conditions.
Nous souhaitions mettre en place un cadre que les personnes pourraient tester et qui servirait de support à l’acte éducatif et au réapprentissage du vivre ensemble dans la société. Un cadre où le mal-être et la colère des personnes pourraient s’exprimer et être pris en compte, le cas échéant. Un cadre certes, mais qui ne soit pas trop contraignant a priori. Cet « a priori » est central, car malgré toute la bienveillance que nous y mettions, nous ne pouvions présumer de la coercition que pouvait représenter ce cadre à titre individuel. Il devait ainsi être constamment soumis à l’évaluation de tous : hébergés et équipe. Ce cadre devait être fait de règles discutées, coproduites, co-construites et co-supprimées.
Postulats et écueils
Accueillir les personnes inconditionnellement, c’est d’abord les accueillir physiquement. Il faut jongler entre proximité et non-intrusion, et expérimenter l’empathie et la bienveillance quand, par exemple, l’odeur de notre interlocuteur amène notre estomac à se retourner sur lui-même et qu’il est encore un peu tôt dans la relation pour aborder la question de l’hygiène intime.
Ensuite, accueillir les personnes de manière inconditionnelle signifie d’accueillir leurs critiques, leurs remarques, leurs craintes, leurs demandes. C’est accepter de nous interroger continuellement sur notre fonctionnement et nos pratiques. Cela implique aussi parfois de changer notre façon de travailler en fonction des retours des personnes hébergées, de nos observations ou de nos impasses. La mise en place d’une pratique de réduction des risques liée à l’usage des drogues et des toxiques découle de ce type de cheminement. À notre connaissance ainsi qu’à celle de nos partenaires, La Place semble avoir été la seule structure d’hébergement en France non spécialisée ni médicalisée à avoir internalisé une telle pratique. Dès sa création, à l’instar de l’accueil inconditionnel, l’expérimentation faisait partie du projet social de La Place.
Accueillir de manière inconditionnelle, c’était accueillir des personnes et non pas un projet d’insertion sociale. La logique de « projet » est souvent synonyme d’un « sésame, ouvre-toi » permettant d’accéder à une place d’hébergement. Une personne demandant à entrer dans un centre d’hébergement doit, généralement, formuler un projet qui meublera la durée du contrat d’hébergement. Nous souhaitions sortir de cette logique « injonctionnelle » au projet, contradictoire avec le principe d’accueil inconditionnel puisqu’elle amène de fait une condition. Cela semblait également incompatible avec les postures d’accueil bienveillantes et chaleureuses qui facilitaient la rencontre. En effet, intrinsèquement, la logique de projet et sa réalisation temporellement bornée posent de prime abord la question : « Quand est-ce que vous partez ? ».
Accueillir de manière inconditionnelle nécessitait aussi de mettre des limites qui soient claires, mais surtout explicables et expliquées. Parfois, emportés par l’élan de proposer « une case aux incasables », nous avons hébergé des personnes qui n’auraient jamais dû venir à La Place ou, pour pondérer, qui auraient dû en sortir rapidement au vu de leurs difficultés. Nous ne parlons pas de personnes qui ne respectaient pas le « code du vivre ensemble », mais d’hommes et de femmes qui relevaient d’une prise en charge sanitaire effective lourde, car n’étant plus en capacité de faire preuve d’un minimum d’autonomie et donc, complètement dépendants. Nous faisons ici référence à Évelyne et à Frank, qui vivaient avec le Syndrome de Korsakoff et pour lesquels La Place a constitué une mise à l’abri qui s’est rapidement transformée en un violent lieu de relégation. La bienveillance des intervenants ne pouvait en aucun cas compenser l’inadaptation des lieux et l’incompétence sanitaire et médicale de l’équipe. Évelyne et Frank étaient trop jeunes pour intégrer une maison d’accueil pour personnes dépendantes ; ils ne pouvaient pas être pris en charge par un établissement spécialisé12 car, d’après les psychiatres, ils relevaient de la neurologie et non de la psychiatrie. Évelyne et Frank ne pouvaient pas non plus bénéficier des services d’un établissement médicalisé car, selon les médecins, ils relevaient de la psychiatrie et non de la médecine générale. Malgré notre bienveillance, notre attention à leur égard et le soutien de nos partenaires médicaux qui venaient les soulager (et nous soulager), malgré nos multiples interpellations des pouvoirs publics sur les ignobles conditions de leur prise en charge, nous avons été source de violence pour eux, au moins autant que leurs situations ont pu être sources de violence pour nous.13
Enfin, cet accueil inconditionnel nous a questionnés sur un autre enjeu que nous avons appelé la « potentielle toxicité » de La Place. Le dénominateur commun des personnes hébergées était leur statut de « sans domicile » mais aussi de propriétaires d’animaux. Cette situation nous a valu parfois d’accueillir des hommes ou des femmes, notamment des jeunes, qui ne présentaient pas le même « tableau clinique » que la majorité des autres hébergés : ils n’étaient ni alcooliques, ni toxicomanes et étaient souvent « à la rue » depuis peu de temps. Nous avons pu constater un certain attrait de ces nouveaux venus pour les anciens de la rue, qui exerçaient sur eux une sorte de fascination due au charisme de certaines « figures » de la rue, à des réputations parfois mythifiées, à certains récits romancés. Ces anciens venaient parfois nous reprocher d’avoir accepté d’accueillir ces « oies blanches ». Ils nous disaient que La Place n’était pas un endroit pour ceux-ci, car des gens peu scrupuleux pourraient avoir une mauvaise influence sur les nouveaux venus (il est à noter que ce sont ces mêmes hébergés « prévenants » qui souvent pouvaient inviter ces jeunes pour leur faire découvrir de nouvelles expériences psychotropes.).
Lors de l’arrivée de ces jeunes, nous les mettions en garde sur le public accueilli à La Place, sur les problématiques rencontrées ici, sur la forte probabilité que des produits circulent et qu’ils se voient proposer d’en tester certains, sur l’importance de se protéger et de faire attention aux histoires des uns et des autres. Mais comment se faire accepter et ne pas se retrouver au ban du groupe si on n’accepte pas ses codes, ses us et ses coutumes, y compris lorsqu’ils sont dangereux ? Nous tentions d’être particulièrement attentifs à ces « jeunes », rappelant qu’il était important de les orienter vers une solution plus adaptée pour eux, de les aider à trouver du travail et, éventuellement, un logement.
La boussole
La Place a fermé ses portes le 30 juin 2011, car les hauts fonctionnaires parisiens ont cessé d’allouer le financement nécessaire à son fonctionnement minimum. Les salariés, les hébergés et les administrateurs du Relais Ozanam n’ont pas voulu « brader » La Place et en faire un dispositif minoré pour « petites gens ». Fonctionner avec un budget réduit de moitié relevait au bas mot de l’absurde.
Ce positionnement révèle l’état d’esprit qui a été le moteur de toutes les personnes qui ont participé à cette aventure collective. Le principe de l’accueil inconditionnel a été l’une des affirmations fortes de ce projet. Grâce à celui-ci, nous avons essayé, nous avons pris des risques, nous avons aussi fait des erreurs. Nous avons co-construit et collaboré avec les personnes accueillies. Nous avons interpelé les pouvoirs publics et les médias sur les conditions de prise en charge ou, plutôt, de non prise en compte de ce public. Nous avons sans cesse réinterrogé notre pratique professionnelle, nos postures. En fait, nous n’avons fait que notre boulot de travailleurs sociaux pour qui l’accueil inconditionnel a été la porte d’entrée de ce cheminement professionnel et intellectuel.
Que reste-t-il de tout cela ? Peut-être, tout d’abord, une certaine fierté d’avoir participé à cette aventure et d’avoir tendu vers ce que nous enjoignait notre mission. Des personnes qualifiées par les intervenants sociaux comme étant « les plus difficiles », les « exclus des exclus », « les cabossés », « les grands exclus », ont pu se poser à La Place, y rester. Sans que leur passage ne soit pour autant un long fleuve tranquille, ils ont pu envisager librement, sans pression de notre part, des modes de vie alternatifs à la rue, ce qui représente une réelle satisfaction.
Il nous reste aussi le sentiment de ne pas avoir galvaudé des valeurs importantes, comme l’accueil inconditionnel, qui ont été de véritables boussoles indiquant le cap vers lequel tendre. L’accueil inconditionnel, stricto sensu, n’était concrètement pas effectif à La Place. Cependant, cet objectif fut un garde-fou contre toute tentative d’une forme de « gentrification » de la structure. En ce sens, le projet social des CHRS de stabilisation, tel que défini par les institutions qui ont porté la création de cette structure, a été respecté.
En cela, nous avons accueilli le public pour lequel La Place existait. Cette évidence est en fait une exception. De fait, deux ans seulement après la mise en place des centres de stabilisation, un rapport remis au Premier Ministre témoignait ainsi des premiers effets du PARSA: « Des acteurs constatent que certaines structures de stabilisation ont instauré des procédures d’admission comparables à celles des CHRS. Les publics cibles du dispositif sont de fait évincés du dispositif, au profit de l’accueil de personnes moins désocialisées, et dont la prise en charge s’avère moins problématique. »14 Trois ans après, la situation s’est dégradée et les plus fragiles restent dehors. On peut se questionner quant à la volonté politique de prendre véritablement en compte les personnes de la rue.
La fermeture de La Place laisse donc un certain goût d’amertume lié, certes, à la fermeture de la structure en elle-même, mais aussi aux responsables politiques et opérateurs, notamment les acteurs associatifs, qui jouent le jeu de la sélection des publics par le haut. D’autre part, ce qu’il nous reste, c’est, à l’instar de Cyrano de Bergerac :
« Quelque chose que sans un pli, sans une tâche,
[Nous] emportons malgré vous,
et c’est…
c’est…
[notre] panache.»
RIDEAU
Notes
1 : Centres d’Hébergement et de Réinsertion Sociale
2 : DGAS – DGALN : répondre aux besoins des personnes sans domicile ou mal logées – Guide des dispositifs d’hébergement et de logement adapté, 2008.
3 : Nous préférons quant à nous le terme de « seuil d’exigence adapté ».
4 : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders
5 : La Classification internationale des maladies
6 : Le Code de l’Action Sociale et des Familles (CASF) est, en France, un ensemble de dispositions législatives et réglementaires qui organisent pour une grande part la solidarité en direction des familles avec des enfants et de catégories sociales pauvres et marginalisées. Ce code réglemente notamment l’accueil et la prise en charge dans les structures d’urgence, indiquant que : « toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique et sociale a accès à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence ». Cette visée peut sembler découler du bon sens, mais le fait est qu’elle n’est, en pratique, pas si courante qu’on pourrait le croire dans le système de l’hébergement français.
7 : Le 115 est le numéro de téléphone de l’Urgence Sociale. Il est gratuit et disponible 24h/24, tous les jours.
8 : Nom donné au règlement intérieur de la structure qui recensait différentes règles qui pouvaient être réinterrogées tous les quinze jours lors de la réunion des hébergés.
9 : Les prénoms des hébergés ont été changés.
10 : La « mise à pied » est le terme que nous employions à La Place pour signifier l’exclusion temporaire d’une personne de la structure. Il est intéressant de se rappeler qu’à l’origine, c’est une expression militaire, qui s’appliquait au cavalier qui était déchu.
11 : Participation financière à l’hébergement à hauteur de 45 euros par mois.
12 : En France, nous aimons les euphémismes : « établissement spécialisé » signifie en fait « établissement psychiatrique ».
13 : Un de nos collègues, Richard Monvoisin, a écrit à ce sujet un édifiant texte intitulé « Les cheminements moraux du passager moyen », à l’époque où le centre d’hébergement ne s’appelait pas encore La Place mais Le Passage 2 : Le texte de Richard Monvoisin illustre le rapport d’activités 2008 de La Place : http://www.relaisozanam.org/images/telechargement/8_RA_2008_CHRS_La_Place.pdf (p.19)
14 : Document d’analyse nationale des diagnostics départementaux de l’hébergement et de l’accès au logement, Chantier national prioritaire 2008-2012 pour l’hébergement et l’accès au logement des personnes sans abri ou mal logées Services du Premier ministre, juin 2009, p. 16.
Références
Chobeaux, F. (2009). Intervenir auprès des jeunes en errance, Paris, La Découverte.
Damon, J. (2002). La question SDF – critique d’une action publique, Paris, Presses Universitaires de France.
Damon, J. (2008). L’exclusion, Paris, Presses Universitaires de France.
Declerk, P. (2005). Le sang nouveau est arrivé – L’horreur SDF, Paris, Gallimard.
Lévy, J. (2011). Temporalités et « grande exclusion, Mémoire Master PPCS – Villes, territoires, solidarités, Sciences-Po Grenoble.
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- David Laumet
- Travailleur social, Chef de services au Relais Ozanam, Collaborateur à l’ODENORE