Il est de plus en plus admis que la sortie de l’hôpital constitue une période de transition critique pour les personnes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir (Jenkinson et al., 2021; Khatana et al., 2020). Par crainte d’être stigmatisées en raison de leur précarité domiciliaire, les personnes en situation d’itinérance, ou à risque de le devenir, auraient tendance à ne pas discuter avec le personnel soignant de la planification de leur sortie de l’hôpital (Greysen et al., 2012; MacDonald et al., 2021). Être hospitalisées peut rapidement devenir un évènement stressant pour elles, associé au risque de précipiter ou de maintenir leur situation d’itinérance (Greysen et al., 2012; Tomita et Herman, 2012). Pour mieux comprendre les difficultés qu’elles rencontrent à la sortie de l’hôpital, il faut ainsi prendre en compte le fait que la discontinuité des services dont elles bénéficient complexifie la prise en charge de leur précarité domiciliaire (Karper et al., 2008; Kumar et Klein, 2013).
En contrepartie, les personnes en situation d’itinérance dont la sortie de l’hôpital a été planifiée en bénéficient grandement : leur santé mentale et physique s’améliore, elles consomment moins de substances, elles sont moins souvent réadmises à l’hôpital et elles retrouvent plus facilement une stabilité résidentielle (Backer et al., 2007; Stergiopoulos et al., 2018). Il est reconnu que la communication et la création d’un partenariat avec les personnes en situation d’itinérance constituent un gage de réussite pour une planification adéquate de la sortie de l’hôpital (Backer et al., 2007; Stergiopoulos et al., 2018). Plusieurs études suggèrent la mise en place d’activités de liaison post-hospitalières afin d’assurer une continuité et une coordination des services et, ainsi, d’éviter le passage ou le maintien en itinérance.
Inspiré par ces travaux, le Service des toxicomanies et de médecine urbaine (STMU)1 de l’Hôpital Notre-Dame a développé une offre d’activités basée sur l’accompagnement afin d’assurer la liaison post-hospitalière des personnes en situation d’itinérance. C’est dans ce contexte que l’équipe du STMU a contacté le CREMIS pour élaborer un projet de recherche afin de documenter le fonctionnement, les obstacles et les facilitants de ces activités de liaison. Ce projet s’inspire de l’étude de Strauss (1992) qui montre que les trajectoires de soins sont influencées par l’interaction entre des personnes qui conçoivent différemment la situation dans laquelle elles sont engagées ensemble. L’objectif est de documenter le fonctionnement des activités de liaison du STMU, en tenant compte des stratégies de négociation déployées par les personnes impliquées et des enjeux organisationnels de l’Hôpital. Inspiré par des méthodes ethnographiques et par l’interactionnisme symbolique2, ce projet présente une réflexion sur la façon dont les personnes assurent, ou vivent, la transition entre les institutions de soins et d’hébergement.
Les données analysées proviennent d’une étude de cas menée de février à juin 2019 auprès de l’équipe de professionnel-les du STMU de l’Hôpital Notre-Dame. Trois stratégies de collecte de données ont été déployées, soit des entretiens individuels avec cinq professionnel-les (médecins, travailleuses sociales, infirmières), des périodes d’observation lors d’interventions réalisées par des professionnel-les du STMU et une période d’observation lors d’une rencontre d’équipe du STMU. Les professionnel-les ont été sélectionné-es sur la base de leur engagement dans les activités de liaison au STMU, ainsi que sur leur intérêt à vouloir discuter du fonctionnement de cette démarche avec les chercheur-es.
Comprendre la globalité
Les activités de liaison déployées par l’équipe du STMU s’appuient sur le modèle de l’intervention en période critique (critical time intervention). Ce modèle a été développé dans les années 1990 à la suite d’une collaboration entre des clinicien-nes en santé mentale et des chercheur-es travaillant dans les refuges pour les hommes en situation d’itinérance à New York (Kasprow et Rosenheck, 2007; Herman et al., 2007). Il s’agit d’une forme de gestion de cas limitée dans le temps, avec une emphase sur le maintien de la continuité des soins pour les personnes pendant la période cruciale de transition entre l’hospitalisation et le retour à la vie dans la communauté (Hwang, 2014). L’objectif est ainsi de prévenir l’itinérance chronique en favorisant la transition entre les institutions lors de la sortie de l’hôpital (Kasprow et Rosenheck, 2007; Lako et al., 2013; Stergiopoulos et al., 2018).
Comme le décrit l’un-e des participant-es, les activités de liaison du STMU visent à prendre en compte la « globalité non fractionnée » des réalités des usagers-ères afin de créer une cohérence entre les soins que les personnes peuvent être amenées à recevoir. Cette approche globale leur permet de mettre en œuvre des activités de liaison pour répondre à une diversité de besoins des usagers-ères lors de la sortie de l’hôpital, et ce, même si ces activités n’ont pas un lien direct avec la toxicomanie. Les professionnel-les du STMU disent déployer des activités de liaison pour aider les personnes, par exemple, à chercher un logement, à obtenir des papiers d’identité ou faire leurs impôts.
« On est les champions de l’histoire sociale. Moi, je le fais comme médecin avant même que le patient ait vu la travailleuse sociale. Même que, des fois, on est comme : “Avez-vous fait vos impôts?” On est très complets ».
Lors d’une observation sur l’unité de soins du STMU, il a été possible de constater que les professionnel-les questionnent les usagers-ères sur différentes sphères de leur vie, basées sur un ensemble de déterminants sociaux qui peuvent influencer leur quotidien. Ces questions renvoient aux conditions de vie des usagers-ères afin d’en saisir leur impact sur le processus de sortie de l’hôpital. Par exemple, les professionnel-les interrogent les usagers-ères sur leur revenu, leur situation familiale et leur fonctionnement au quotidien, comme le fait d’avoir accès ou non à un endroit pour se nourrir, pour dormir ou pour se laver. Ce faisant, leur objectif est d’assurer une transition post-hospitalière sécuritaire.
Prévoir l’après
« On s’occupe de “l’après”, mais on prévoit “l’après”, comme ça, la prise en charge va être continuée. C’est d’avoir des partenaires pour bien répondre aux besoins de cette personne-là et éviter aussi que cette personne-là se retrouve au point de départ à chaque fois. »
Les professionnel-les décrivent les activités de liaison du STMU comme étant nécessaires pour « l’après-institutionnalisation ». Selon leurs témoignages, ces activités de liaison permettent de prévenir le phénomène des portes tournantes et de planifier la prise en charge des usagers-ères à l’extérieur de l’Hôpital. Ces activités se mettent en place en collaboration avec des partenaires à l’externe, telles que le Centre de réadaptation en dépendance (CRD), le Centre de recherche et d’aide pour narcomanes (CRAN) et la Clinique Relais, qui sont des constituantes du continuum des services en dépendances du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. Pour répondre aux besoins en matière de précarité domiciliaire, les professionnel-les rapportent également entretenir des collaborations étroites avec les différentes ressources d’hébergement, comme les grands refuges à Montréal. La collaboration avec les partenaires à l’externe s’inscrit dans une logique de continuité des soins afin de répondre aux besoins des usagers-ères lors de leur sortie de l’Hôpital (Haggerty et al., 2003).
Selon les professionnel-les, ces activités de liaison s’appuient sur le « dialogue » (Strauss, 1992) à la fois avec les partenaires à l’externe, avec les partenaires à l’interne et avec les usagers-ères. À l’instar des analyses de Strauss (1992), la notion de dialogue renvoie ici au processus incessant de négociation entre les professionnel-les du STMU, les partenaires à l’externe et les usagers-ères qui tentent de coordonner leurs efforts afin, ultimement, d’améliorer la trajectoire de soins et la situation domiciliaire des personnes. Ce processus révèle que l’échange d’informations participe à la fois à mieux orchestrer le déploiement des soins lors de la sortie de l’hôpital, mais aussi à mieux outiller les professionnel-les du STMU pour l’établissement d’un plan de traitement cohérent à partir des informations obtenues des partenaires à l’externe. Ce dialogue permet finalement, selon les participant-es, d’assurer une « fluidité des soins » selon le rythme et les réalités des personnes en situation d’itinérance. Voici comment l’un-e des participant-es explique ce processus de dialogue au sein des activités de liaison.
« Au tout début, on avait un peu de la “broue dans le toupet” et on n’était pas super bons à communiquer la conclusion de l’histoire à nos partenaires, surtout aux partenaires de la communauté qui nous avait référé des patients. On a fait un gros mea culpa, on n’était pas bons et c’était un peu gênant. Alors, on essaye d’écrire des notes et de les faxer, quand on a l’accord du patient. Mais, au-delà de ça, on essaye de prendre le téléphone et de faire une conclusion avec les gens dans la communauté, et je pense que c’est apprécié. »
Élargir l’accès
Toutefois, les participant-es mentionnent avoir l’impression que cette perspective holistique, globale, se voit entravée par la désignation et la visée du STMU. Les personnes admissibles à ce service doivent présenter une problématique de dépendance aux substances nécessitant un sevrage pouvant entraîner des risques pour leur santé. Dans ce contexte, l’accès au STMU serait déterminé prioritairement à partir de l’aspect de la « toxicomanie », en reléguant au second plan l’enjeu de la « médecine urbaine ». Le terme de « médecine urbaine » est défini par l’un-e des participant-es comme « des gens super marginalisés qui sont en bris de relations avec le système de santé et qui refusent de consulter ailleurs ». Si l’enjeu de la médecine urbaine est central dans la réflexion des professionnel-les, les usagers-ères ne peuvent cependant pas bénéficier des services de liaison du STMU uniquement sur la base de leur situation d’itinérance, car les personnes doivent avant tout présenter une dépendance aux substances.
« C’est sûr que nous, au STMU, ce sont des gens qui ont des problèmes nécessairement de dépendance. Donc, on ne rejoint pas nécessairement une clientèle itinérante qui n’a pas de problème de dépendance. À ce moment-là, ils vont être hospitalisés sur d’autres étages dans l’hôpital. »
Les témoignages recueillis révèlent que ce critère de la dépendance aux substances limite l’accessibilité des personnes aux activités de liaison à l’Hôpital Notre-Dame, tout en réduisant la conception du phénomène de l’itinérance à la consommation de drogues et d’alcool. Or, l’itinérance est un phénomène multidimensionnel et complexe, influencé par un enchevêtrement de difficultés individuelles, relationnelles et contextuelles, qui ne peut se limiter à la dépendance aux substances (MacDonald et al., 2021). En effet, les travaux scientifiques illustrent que l’itinérance implique, entre autres, des défis de santé physique et mentale (Narendorf, 2017), des expériences de violence et de négligence (Tyler et Wright, 2019), des ruptures sociales et de l’isolement (Bower et al., 2018), ainsi que des difficultés socio-économiques (Embleton et al., 2016). Le fait de se concentrer sur la dépendance aux substances tend à négliger une multitude d’autres usagers-ères qui fréquentent l’Hôpital et qui pourraient bénéficier des activités de liaison déployées au STMU. Selon les participant-es, ce critère de la dépendance aux substances peut constituer un obstacle à la responsabilité collective de l’ensemble des professionnel-les de l’Hôpital Notre-Dame à intervenir auprès des personnes en situation d’itinérance.
Collectiviser la responsabilité
Malgré le soutien de l’institution, les professionnel-les du STMU disent avoir l’impression d’être les seul-es à porter les activités de liaison au sein de l’Hôpital Notre-Dame. Selon les participant-es, cette situation s’explique notamment par la difficulté à coordonner les différents services disponibles pour soutenir les usagers-ères. À titre d’exemple, les médecins de l’urgence rapportent ne pas avoir une bonne connaissance des ressources d’aide à l’extérieur de l’Hôpital et, plus particulièrement, des organismes communautaires. L’une des personnes médecins mentionne d’ailleurs que les organismes communautaires semblent constituer, selon elle, un « monde à part », puisqu’elle n’a pas eu le temps d’établir de contact étroit avec des intervenant-es œuvrant dans ces ressources d’aide. Ce faisant, ces médecins doivent s’appuyer sur les infirmières et les travailleuses sociales du STMU afin d’assurer certaines activités de liaison auprès de partenaires extérieurs au réseau de la santé et des services sociaux. Ce manque de connaissance des services à l’externe fait en sorte que les médecins qui travaillent à l’urgence peuvent se retrouver peu outillé-es pour référer des personnes en situation d’itinérance à des partenaires.
« C’est comme un monde à part, on dirait, le monde communautaire. Je n’ai jamais vu ces gens-là, ça reste flou. Pour moi, quel service tu peux avoir? Où? Si c’était plus clair, pour moi, de quel service tu peux avoir dans quelles ressources, probablement que ça m’aiderait. »
Selon les participant-es, il existerait un certain désinvestissement de la part des autres professionnel-les de l’Hôpital pour les enjeux liés à la toxicomanie et à l’itinérance. Si les professionnel-les du STMU considèrent les personnes en situation d’itinérance comme des citoyen-nes à part entière, ils et elles mentionnent toutefois que cette conception ne semble pas partagée par tous-tes les professionnel-les de l’Hôpital Notre-Dame. Les participant-es disent déployer une énergie considérable à sensibiliser les autres professionnel-les de l’Hôpital à la réalité de l’itinérance, particulièrement depuis la transformation de l’Hôpital Notre-Dame en un hôpital communautaire à l’automne 2017.
« Quand Notre-Dame est devenu un hôpital communautaire, c’est un peu ça le discours que tous les étages allaient devenir un peu spécialistes là-dedans [l’itinérance] et que ça allait être ça notre couleur. Je pense que les gens pensent que c’est beaucoup notre mandat, comme département, d’insuffler ça un peu partout dans l’hôpital. »
Formaliser les pratiques
À la lumière de ces constats, les participant-es soulignent la nécessité de mieux faire comprendre l’itinérance au sein de l’Hôpital Notre-Dame afin que l’ensemble des professionnel-les puissent intervenir, de façon holistique, auprès des personnes qui vivent cette réalité. Les professionnel-les souhaitent que leur équipe ne soit pas la seule garante des enjeux liés à la précarité domiciliaire, mais que l’ensemble des professionnel-les de l’Hôpital développe une responsabilité collective à intervenir auprès de ces personnes.
« Je pense qu’il faudrait faire valoir à tout le monde que ce n’est pas juste pour être gentil avec les patients en situation d’itinérance, c’est pour donner des soins plus sécuritaires, c’est aussi même pour diminuer le temps de séjour et être capable que le séjour soit plus smooth et que ça transitionne plus vite vers l’externe. »
Les témoignages recueillis rendent compte du fait que les activités de liaison du STMU s’inscrivent en adéquation avec la logique du modèle d’intervention en période critique. À l’instar de certaines études (Herman et al., 2007; Susser et al., 1997), les participant-es révèlent l’importance d’établir un dialogue entre les différentes institutions pour assurer une continuité des soins lors de la sortie hospitalière chez les personnes en situation d’itinérance ou à risque de le devenir. Or, cette démarche ne semble pas être clairement opérationnalisée dans le fonctionnement des pratiques de l’Hôpital. Notre étude montre que les activités de liaison du STMU reposent sur la responsabilité d’un petit groupe de professionnel-les, sans soutien clair de l’institution dans la mise en place d’un programme formel. Nous partageons l’avis des participant-es, qui suggèrent que cette démarche gagnerait à être mieux balisée par des procédures institutionnelles, pour favoriser une meilleure compréhension et une meilleure mobilisation de ces activités de liaison entre les différentes institutions.
« C’est une réalité qui existe [l’itinérance], faut que quelqu’un fasse quelque chose. On va faire notre bout, mais les autres aussi doivent faire leur petit bout là-dedans. Ça, c’est un défi. »