Faire face aux inégalités sociales : l’exemple des jardins communautaires à Montréal

En 1975, la Ville de Montréal soutenait la création de son premier jardin communautaire, aménagé par la communauté d’un quartier défavorisé, sur un terrain ravagé par un incendie. En aménageant ce type de terrain vacant en un jardin, les citoyen-nes expriment leur volonté de s’engager afin de lutter contre les injustices environnementales, à commencer par l’insécurité alimentaire, en milieu urbain.

Les jardins communautaires relèvent d’une longue histoire, empruntant diverses dénominations durant plus d’un siècle et demi. Ils sont apparus dans leur forme moderne au cours du 19e siècle en réponse à l’urbanisation et à l’industrialisation des villes occidentales. En Angleterre, à l’époque de la Révolution industrielle, il devient urgent de répondre aux besoins alimentaires des travailleurs-euses pauvres des quartiers populaires. L’amélioration de leur santé, notamment, en dépend. Ainsi, on désignera ces jardins sous le vocable d’« allotment gardens » (Crouch, 1989). Les lotissements agricoles anglais, aménagés en périphérie des centres urbains, répondent aux besoins des ménages pauvres ayant dû émigrer vers les villes. Dans un premier temps, ils visaient la réduction de la pauvreté en accroissant l’offre alimentaire. Mais au fil du temps, ils deviendront des espaces de loisirs, supplantant la fonction de production alimentaire. En France, on parle de « jardins ouvriers » (Consalès, 2018).

Tandis qu’en Angleterre leur création repose sur des initiatives locales (avant que le gouvernement n’adopte une législation nationale), les jardins ouvriers français relèvent plutôt d’associations rattachées au milieu religieux. S’inscrivant d’emblée dans une perspective d’économie sociale, ils veulent répondre aux besoins pressants des déshérité-es ayant également migré vers les villes. Par la suite, ces jardins ont connu deux vagues d’expansion au cours des deux grands conflits mondiaux du 20e siècle, sous l’appellation de « jardins de la liberté » (Liberty Gardens) et de « jardins de la victoire » (Victory Gardens). Les pratiques qu’on y observe ne relèvent plus exclusivement des classes populaires, mais rejoignent aussi les classes moyennes, voire moyennes supérieures.

Enfin, au cours des années 1970, une nouvelle vague d’engouement pour l’agriculture urbaine a fait naître les jardins que l’on considère habituellement comme les premiers jardins communautaires contemporains, grâce aux initiatives citoyennes qui les caractérisent. Ceux-ci se définissent notamment par la présence de membres bénévoles, dont l’action est orientée vers la résolution de problèmes typiques des quartiers urbains centraux, définis sous les angles socio-économiques — y compris sur le plan alimentaire —, culturels et environnementaux (Birky et Strom, 2013; Bhatt et Farah, 2016).

Comme l’a mentionné François Dubet : « Les inégalités et les injustices ne sont pas des faits, elles sont le produit d’activités normatives qui leur donnent du sens » (2006, p.13). Traditionnellement, les questions relatives aux injustices environnementales étaient centrées en priorité sur les enjeux d’exposition aux déversements de toxines, menaçant directement la santé des populations riveraines. Aujourd’hui, s’ajoute à la notion d’injustices environnementales la question de la viabilité de l’environnement, notamment abordée à travers des projets de création de parcs, d’espaces ouverts et d’agriculture urbaine (Anguelovski, 2013), ainsi que des préoccupations d’ordre social, dont l’enjeu de l’insécurité alimentaire2.

Au cours des dernières décennies, plusieurs chercheurs-euses (voir notamment McAll, 2020) se sont intéressé-es aux pratiques sociales alternatives en tant qu’élément de réponse aux problèmes mettant en cause des injustices. Ma recherche sur les jardins communautaires montréalais3 s’inscrit dans cette lignée. En enquêtant dans une dizaine de jardins, j’ai pu explorer les manières dont les pratiques d’agriculture urbaine offrent aux citoyen-nes des perspectives et des moyens concrets d’agir contre l’injustice environnementale et les inégalités socio-économiques.

Dans la lignée des initiatives de production alimentaire biologique et locale, les nouveaux-elles jardiniers-ères mettent l’accent sur la fraîcheur, le goût, la qualité et la durabilité des produits. Pour les participant-es, les jardins communautaires deviennent un moyen quotidien et direct — voire une stratégie — pour lutter contre une industrie agroalimentaire envahissante et réduire l’empreinte écologique découlant de modèles de consommation qu’ils et elles considèrent comme révolus. Alors que la facture d’épicerie typique des Canadien-nes a augmenté d’environ 170 % au cours des deux dernières décennies (Dalhousie University et al., 2022), les jardiniers-ères communautaires, surtout ceux et celles habitant dans des logements sociaux, ont maintes fois exprimé leur gratitude pour la productivité de leur jardin, mentionnant qu’ils et elles n’avaient pas besoin d’acheter beaucoup de nourriture durant les mois d’été. Plusieurs ont également ajouté que la culture de leur jardin permettait d’avoir même des légumes en hiver. Par ailleurs, certain-es ont souligné que les pratiques de jardinage étaient des loisirs peu coûteux, accessibles à toutes et tous, indépendamment de leur statut socio-économique.

Toutefois, si l’insécurité alimentaire demeure un incitatif, elle n’est pas d’emblée le principal facteur explicatif de la création de ces jardins. L’engagement social pour et dans ceux-ci passe par la revitalisation communautaire, l’entraide sociale ainsi que l’ouverture à la diversité culturelle. C’est sur ce dernier point que porte le présent article. Tout en gardant en tête le contexte plus large dans lequel s’inscrivent les enjeux environnementaux et les problèmes socio-économiques, j’aborde ici les jardins sous l’angle de l’expérience des jardiniers-ères, et de leur engagement dans les rapports à la communauté et à la nature.

Démarche d’enquête

Durant trois mois, je me suis consacrée à l’observation participante dans une dizaine de jardins communautaires à Montréal. J’ai mené des visites régulières dans les jardins de l’arrondissement Ville-Marie, choisi en raison de sa diversité culturelle et démographique, et parce qu’il s’agit de l’arrondissement où sont apparus les premiers jardins communautaires de Montréal.

J’ai également mené une trentaine d’entretiens auprès des jardiniers-ères. Afin de représenter la diversité de leurs profils, j’ai rencontré à la fois des hommes, des femmes, des membres de la communauté LGBTQ+, mais aussi des immigrant-es dont plusieurs appartenaient à des minorités visibles. La majorité des participant-es était des personnes à faible revenu et résidant dans des quartiers traditionnellement défavorisés, notamment ceux du Centre-Sud. En dépit de la barrière linguistique — je pense à certaines participantes provenant de l’Asie du Sud parlant peu anglais ou français1 —, je suis parvenue à recruter entre 2 et 4 participant-es dans chaque jardin. Les entretiens ont été menés en français ou en anglais, selon la préférence des participant-es et abordaient leurs motivations à participer aux initiatives de jardinage communautaire, la place du jardinage dans l’ensemble de leurs activités, leur expérience de jardinage et l’interprétation qu’ils et elles en font.

À noter, enfin, que la localisation des jardins à l’intérieur des quartiers est très variée. Plusieurs sont situés à proximité de logements sociaux — certain-es participant-es n’ont que quelques pas à faire à partir de leur résidence pour venir jardiner — tandis que d’autres jouxtent des immeubles à logements destinés à des occupant-es plus nanti-es.

Communautés revitalisées

« Le triomphe du principe d’égalité4 désocialise l’expérience des inégalités dans une société restant fondamentalement inégalitaire, mais qui tend à produire des inégalités à travers une série d’épreuves individuelles et non plus d’enjeux collectifs, ou plus exactement, qui tend à masquer les enjeux collectifs derrière les épreuves personnelles » (Dubet, 2000, p. 49). Les pratiques de jardinage communautaire visent précisément à resocialiser les expériences communes que vivent les citadin-es, à commencer dans leurs rapports à la nature.

Le sens du mot « communauté » dans la dénomination « jardins communautaires » véhicule une spécificité par rapport à d’autres types de jardins. Selon Draper et Freedman (2010), l’attribut « communautaire » va de pair avec la convergence d’individus de tous âges, origines ethniques et statuts socio-économiques, ici rassemblé-es dans le but de cultiver, notamment, des légumes ou fruits propres à la consommation. Cela suggère que les jardins communautaires sont avant tout des espaces sociaux à vocation inclusive, favorisant l’insertion et l’interaction sociale. En ce sens, les participant-es mentionnent souvent que leur jardin est naturellement devenu un lieu de rencontre unique. C’est ce dont un jardinier m’a fait part :

« On rencontre des gens. Ce gars vient d’Afrique du Nord et il est très, très gentil. Donc, on discute. Chaque fois qu’il est là, on poursuit notre discussion. C’est vrai, nous rencontrons des gens ici. Et lorsqu’on les revoit, on sait qu’on partage au moins une passion, celle du jardinage. Oh, deux en fait! Le jardinage, c’est une chose, mais étant donné qu’ils vivent dans le coin, nous faisons partie de la même communauté élargie »5.

Nombre d’entre elles et eux témoignent de l’appréciation de leur jardin, soulignant à quel point ils et elles trouvent cet environnement accueillant, inclusif et non discriminatoire, indépendamment de leur statut socio-économique, leur profession ou leur tradition culturelle. Les jardins offrent à chacun-e la possibilité de réduire les barrières sociales entre les jardiniers-ères. En tant que « citizens of the garden » (Tian, 2022), ils et elles sont encouragé-es à laisser de côté leurs différences, partageant une même passion : l’amour du jardinage. Cela passe d’emblée par les échanges nombreux entre participant-es, que ce soit à travers des conseils pour la plantation, la gestion des parasites, le recours aux engrais ou encore le partage de fruits et légumes. Le partage des conseils de jardinage facilite souvent le renforcement de liens sociaux, incluant des relations d’entraide.

Comme l’ont noté certain-es chercheurs-euses, les jardiniers-ères n’accordent pas toutes et tous la même signification à leur expérience de la communauté, lorsqu’ils et elles s’engageant dans le jardinage (Duchemin et al., 2010; Pascoe et Howes, 2017). Trois groupes me sont apparus vulnérables à l’isolement social et ont exprimé un sentiment très favorable à l’idée de reconstruire une communauté grâce aux pratiques de jardinage.

En premier lieu, il s’agit des hommes et des femmes retraité-es et ayant vécu leur enfance à la campagne. Comme une jardinière l’a mentionné : « Avant, j’étais jeune, je ne pensais pas à ça. J’allais au magasin et j’achetais mes légumes. Aujourd’hui, c’est plus que ça, c’est un milieu de vie, le jardinage […] ».

En deuxième lieu, ce sont les membres de la communauté LGBTQ+. Ils et elles se sentent très à l’aise de participer aux activités collectives prévues pour l’entretien d’espaces partagés. Ils et elles ressentent un accueil chaleureux, se sentent accepté-es à travers leur différence et/ou leur identité et se disent très à l’aise de participer aux activités collectives. Les discriminations maintes fois véhiculées à leur sujet, notamment sur les réseaux sociaux, n’ont pas cours et n’ont plus leur place dans les collectifs de jardiniers-ères. Comme l’a souligné un participant6: « Nous avons une si belle microsociété, c’est vraiment quelque chose qui me rend heureux. Des personnes différentes s’entendent bien ensemble. Nous étions trois homosexuels membres du comité, et cela ne posait aucun problème. […] Une fois ici, nous sommes tous des citoyens du jardin ».

Troisièmement, ce sont les personnes issues de l’immigration, particulièrement lorsqu’elles sont non francophones, faisant parfois face à des difficultés d’intégration, et qui apprécient leur expérience dans ces jardins. Ils et elles se sentent à l’aise d’échanger avec d’autres jardiniers-ères, malgré la barrière de la langue ou les différences culturelles. Dans les jardins, la diversité culturelle est reconnue, voire appréciée par les autres. « Nous pratiquons des échanges avec des gens provenant de partout à travers le monde. C’est très intéressant […] vous savez, lorsque les nouveaux jardiniers arrivent, les anciens leur transmettent des conseils. Cela est très spontané, comme l’ont fait récemment Omar, Clémence, Jonathan et en particulier Clémence, très présente dans ce jardin depuis nombre d’années. Elle s’y connait beaucoup en jardinage, elle est vraiment une bonne jardinière et approche les gens d’une manière très spontanée afin de les conseiller, leur dire comment procéder […]. Je me suis senti tellement bien accueilli lorsque j’ai rejoint le jardin et je voulais passer ça aux autres ».

Les jardiniers-ères mettent en avant des valeurs comme l’échange, l’entraide, et l’esprit de partage. En partageant leur passion pour les plantes et le jardinage avec d’autres, ils et elles se sentent mieux inséré-es dans leur milieu de vie. En outre, tous et toutes n’ont pas les mêmes connaissances ni les mêmes compétences. À cet égard, la diversité culturelle est un élément clef. Il n’est pas rare d’observer des échanges entre participant-es qui apportent non seulement des éléments nouveaux de connaissance, mais aussi un partage d’expériences qui enrichissent la pratique du jardinage. Pour ces participant-es, cultiver des légumes issus de leur pays d’origine permet aussi de renforcer leur identité sociale et culturelle. Comme l’explique une jardinière d’origine iranienne : « Cette plante, elle ne se pousse pas ici. C’est une plante qu’on trouve en Iran. On ne la voit pas ici au Québec. Ça sent très bon. C’est une plante qui me fait penser beaucoup à l’Iran, à mon pays natal, et à mon enfance ». La culture alimentaire — culture food —, en relation à des traditions culinaires diverses se révèle dès lors un élément essentiel de l’expérience des participant-es, bien que cela soit souvent négligé lors des discussions autour de l’insécurité alimentaire (Ramsahoi et al., 2022).

Bien entendu, les pratiques de jardinage communautaire ne revêtent pas la même importance pour toutes et tous. Le besoin d’appartenance ne s’exprime pas toujours de la même manière dans le sens d’une communauté retrouvée à travers l’expérience du jardinage. Néanmoins, en créant un espace social accessible et ouvert — tout en étant sécuritaire, puisque seul-es les membres possèdent la clef pour y accéder —, les jardins communautaires mettent à la disposition des plus vulnérables des ressources permettant de briser l’isolement, voire de lutter contre l’exclusion sociale.

Cultures silencieuses

Pour ces jardiniers-ères, une autre dimension de l’expérience du jardin communautaire revêt une importance fondamentale : celle d’« entrer en contact avec la nature ». D’autres chercheurs-euses ont également noté que l’appréciation de la nature constitue une motivation cruciale pour les participant-es (Guitart et al., 2012). Le besoin, le désir et la joie de renouer avec la nature découlent du constat d’une pénurie d’espaces verts dans les milieux étudiés, ainsi que d’une prise de conscience de la relation entre la pratique individuelle et la transition vers un mode de vie axé sur la consommation alimentaire responsable. Comme l’a souligné un participant :

« Je suis en contact avec la nature. J’ai essayé de retrouver mon origine. C’est dans la nature et les bois, les origines des ancêtres, c’est la préhistoire, la vie de chasse et de pêche […]. Puis, avec le changement climatique, pour moi c’est d’une importance vitale de cultiver ses légumes, et de ne pas aller au magasin pour acheter. Là, on mange direct, il n’y a pas de transport, on ne gaspille pas ».

Par ailleurs, ces rapports à la nature comportent une dimension émotionnelle qui, jusqu’à maintenant, a été peu prise en compte dans les recherches sur les jardins communautaires. Elle a pourtant été exprimée par plusieurs participant-es et, pour certain-es, elle prend la forme d’un attachement très fort. C’est le cas d’une jardinière originaire de France, aujourd’hui retraitée. Elle est membre du même jardin depuis quelques dizaines d’années : « Mon jardin, c’est une partie de ma vie […]. Si on enlève mon jardin? Non, je ne peux pas. Moi, pas de jardin? Non. Je vais être malheureuse si on m’enlève ça, si un jour on me dit que “non, on faisait plus le jardin”. Ça va être dramatique ».

Pour Bendt et al. (2013), le désir d’entrer en contact avec la nature est indissociable de « l’extinction de l’expérience » avec celle-ci dans les villes contemporaines. Apparicio et al. (2016) mentionnent que sur l’île de Montréal, les personnes ayant un faible revenu, les chômeurs-euses et les personnes issues de minorités visibles habitent souvent des zones où la végétation est moins abondante. Il en résulte une injustice environnementale régulièrement associée à une injustice socio-économique, créant une « double inégalité » pour les populations concernées. Lorsque les personnes interrogées définissent leurs jardins en termes d’« oasis » ou de « refuge », l’attachement émotionnel et les valeurs relationnelles inscrites dans ces expressions doivent être considérées en fonction de la stigmatisation et/ou des stéréotypes associés aux conditions des locuteurs-trices.

Une meilleure compréhension de la façon dont les jardiniers-ères perçoivent et vivent la nature est alors requise. Si l’on a déjà tenté de comprendre l’origine de ce besoin ou de ce désir d’être en contact avec la nature, rappelant l’expérience des rapports à la nature durant l’enfance, les analyses prennent peu en compte la dimension relationnelle, comment elle est initiée ou vécue. Il est donc important de réitérer le fait que les participant-es à cette enquête vivent des réalités socio-économiques diverses, et que cela se reflète dans le vocabulaire auquel ils et elles ont recours pour parler de leur jardin, et ce faisant, de leurs rapports à la nature.

Certain-es participant-es considèrent leur jardin comme des lieux de nature idéalisés et le décrivent comme une « oasis », une « perle » ou un « Éden ». Par comparaison à des visites sporadiques dans des parcs nationaux par exemple, l’accessibilité immédiate à « la nature » grâce à la proximité des jardins communautaires favorise un autre type d’expérience, plus enrichissante. Comme le souligne une participante : « Oui, j’ai l’impression que c’est ma petite nature en ville. […] Et oui, c’est mon petit coin, c’est tout près et en plus, c’est quelque chose qui m’appartient, j’ai des choses dedans, j’ai des tomates […] ». Ce type de représentation caractérise avant tout les jardiniers-ères des classes moyennes. Ces derniers-ères tendent souvent à voir et décrire leur jardin sous l’angle de la « nature », alors que celles et ceux à faibles revenus ont rarement recours à cette expression.

Les jardiniers-ères immigrant-es à faible revenu ont tendance à parler de leur jardin dans un langage simple et concret. Lorsqu’ils et elles évoquent leur parcelle en mentionnant « mon jardin », ils et elles en parlent d’une manière plutôt désenchantée, soulignant au passage les avantages qu’ils et elles en retirent. Un participant, issu de l’immigration, explique comment sa pratique du jardinage se rattache à des avantages très concrets : « Durant l’été, nous n’achetons pas de légumes au marché. […] Plus important encore, nous mangeons des légumes frais. »7. Le vocabulaire concret, pragmatique, utilisé afin de décrire leur jardin, suggère une relation plus utilitaire que symbolique avec « la nature ».

Pour ces jardiniers-ères, les « services » découlant de leur jardin sont avant tout matériels et pratiques, même si l’attachement émotionnel demeure présent. Ils et elles décrivent rarement leurs jardins en termes esthétiques ou environnementaux, contrairement à celles et ceux appartenant aux classes moyennes. Toutefois, cela ne signifie pas qu’ils et elles sont indifférent-es aux problèmes environnementaux. Au contraire, ils et elles pratiquent le jardinage avec beaucoup de précaution. La différence réside dans le fait qu’ils et elles ont moins tendance à parler des enjeux ou des répercussions environnementales de leurs pratiques.

Les jardins communautaires deviennent des espaces où les jardiniers-ères issus de l’immigration, se sentant parfois exclus de la culture dominante, font appel à une « culture réduite au silence » pour reprendre l’expression d’Efrat Eizenberg (2012, p. 770) : « L’aspect le plus physiquement marquant de la signification symbolique des jardins est leur configuration en tant que vecteur de culture au sein de la ville. La culture hégémonique se déploie dans l’espace, mettant en place des dispositifs qui marginalisent l’expression des autres cultures. Malgré cela, l’espace des jardins est réinvesti et utilisé afin de célébrer les cultures réduites au silence »8. Ces lieux permettent aux participant-es d’affirmer leur culture d’origine tout en exprimant une nouvelle identité dans l’espace urbain. C’est ce dont m’a fait part un jardinier, originaire du Bangladesh, qui souligne que le jardin lui fournit l’occasion d’évoquer ses origines religieuses tout en mentionnant que cela lui permet aussi de se connecter aux jardiniers-ères ayant d’autres valeurs :

« Beaucoup de gens ici, beaucoup de Bangladais sont religieux comme moi, mais la religion est une décision individuelle. Je suis musulman […] cela fait partie de ma vie, mais ce à quoi je pense ne dérange personne. […] Ici, chacun fait son propre jardin, nous sommes une communauté de jardiniers. Et nous sommes la communauté! Quelqu’un [est] de ma propre communauté, quelqu’un [est] d’une autre communauté, mais nous sommes la [même] communauté de jardinage »9.

Cela rejoint ce qui a été observé dans les jardins interculturels en Allemagne, qui célèbrent la diversité culturelle, et favorisent une reconnaissance des populations immigrées marginalisées, dont les valeurs sont souvent sous-estimées ou sous-représentées dans la société d’accueil (Müller, 2018). En cela, les jardins peuvent devenir des espaces égalitaires où les « cultures réduites au silence » sont réhabilitées. C’est ce dont témoignent aussi les expériences rapportées dans le cadre de ma recherche. Les nombreux échanges entre participant-es sont le reflet d’une réalité quotidienne où l’on se sent suffisamment en confiance pour communiquer ouvertement avec d’autres et éclairer, en quelque sorte, son « monde » sous un nouvel angle. Les propos d’une jardinière née au Québec en témoignent : « Ce que j’aime beaucoup de la communauté du Bangladesh, c’est ce qu’on apprend. Je n’ai jamais vu certains de ces légumes […] pis, la quantité de coriandre qu’ils font pousser, la quantité de piments forts qu’ils font pousser […] c’est très, très intéressant. [Ç]a nous ouvre. Ça nous ouvre sur le monde ».

Citoyen-nes du jardin

En transformant les schémas traditionnels d’aménagement, les espaces verts créés par des citoyen-nes engagé-es mettent en œuvre une réponse concrète à la redéfinition de l’environnement urbain (incluant les modes de vie et les rapports à la nature). En proposant et en aménageant des espaces verts inclusifs, ils et elles contribuent à réduire les injustices environnementales qui sont aussi des inégalités sociales. Ces espaces ne sont pas seulement des oasis de verdure, ils sont aussi des outils puissants, qui aident les communautés à repenser leur propre bien-être et celui de la planète.

Dans le cadre de ma recherche, les participant-es des classes moyennes considèrent les convictions écologiques comme faisant partie d’une responsabilité citoyenne. Œuvrer à enrichir la biodiversité ou réduire les îlots de chaleur sont des retombées auxquelles les pratiques du jardinage communautaire contribuent. Ces observations rejoignent celles faites par d’autres chercheurs-euses considérant que les jardiniers-ères plus jeunes et éduqué-es cherchent activement des moyens de surmonter la crise environnementale actuelle en adoptant des modes de vie alternatifs conformes à leurs valeurs et convictions (Audate et al., 2021), ce à quoi adhèrent également — bien que souvent d’une manière moins explicite — celles et ceux rattaché-es aux classes populaires.

À travers la pratique du jardinage communautaire, les citoyen-nes contribuent au développement de l’agriculture urbaine. Ils et elles proposent dès lors une voie pour faire face aux inégalités multidimensionnelles contemporaines. Au lieu de s’en remettre à d’autres ou d’attendre une réponse extérieure, ils et elles misent sur la coopération à travers des initiatives individuelles et collectives. Leur capacité à lutter contre les injustices environnementales se conjugue indéniablement à l’urgence de revoir les rapports sociaux à la nature.

Notes

  1. Dans plusieurs cas, j’ai été en mesure de m’entretenir avec leurs conjoints, qui s’exprimaient couramment en anglais.
  2. Je reprends à mon compte la définition de la sécurité alimentaire mise en avant lors du Sommet sur la sécurité alimentaire de 2009, mentionnant que celle-ci prévaut lorsque la population peut en tout temps avoir un accès physique, social et économique à des aliments sécuritaires, nutritifs et en quantité suffisante, leur permettant de répondre à ses besoins et préférences alimentaires, et de vivre une vie active et en santé. (World Summit on Food Security, 2009.) On parle d’insécurité alimentaire lorsque ces conditions ne sont pas au rendez-vous.
  3. Cela a été exploré dans mon mémoire de maîtrise (Tian, 2022).
  4. François Dubet fait référence ici à l’égalité des chances et des droits tels que mis en œuvre dans les processus de démocratisation.
  5. Traduction de : « You meet people. So, this guy is from north Africa — very, very nice. So, we chat. Every time when he is around, we do chat. So, we meet people here. And, when you meet these people, you know that — at least you share one passion — which is gardening. Oh, two, actually! Gardening is one thing — also because they live around, so, we share the same extended community ».
  6. Ce propos provient d’un jardinier s’identifiant comme étant homosexuel. Il a été élu en tant que président d’un jardin communautaire.
  7. Traduction de : « During summer, we don’t buy vegetables from the market. […] But most importantly, we are eating fresh vegetables. »
  8. Traduction de : « The most physically salient aspect of the symbolic meaning of the gardens is their constitution as carriers of the cultures within the city. The hegemonic culture expresses itself in space, deploying mechanisms that marginalize the expressions of other cultures. In spite of that, the space of the gardens is re-appropriated and used to celebrate their silenced cultures. »
  9. Traduction de : « Many people here, many Bangladeshis people are religious like me, but religion is an individual decision. I’m Muslim […] it’s part of my life, but my mind doesn’t disturb anybody. […] Here, everybody does their own gardening, we’re a garden community. And we’re the community! Somebody [is] from my own community, somebody [is] from another community, but we are the [same] garden community. »

Références

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