La voix des jeunes marginalisés en milieu rural1
Quand je suis arrivée dans la région de Charlevoix pour un contrat dans un établissement collégial, j’ai été stupéfaite par la richesse de l’analyse que portaient les jeunes adultes que je côtoyais tout en étant grandement préoccupée par leurs propos. Forts de leur expérience de plus ou moins 17 ans au sein de ce territoire, ils m’entretenaient sur le phénomène d’embourgeoisement avec un aplomb déconcertant. Bien que foisonnantes au Royaume-Uni, les recherches sur le concept de rural gentrification, que Simard et al., (2012) ont traduit par «embourgeoisement rural», n’ont que peu retenu l’attention dans la production scientifique québécoise (Simard et al., 2012). On y aborde notamment les questions d’exclusion et de citoyenneté des jeunes en milieu rural, la place qu’occupe la population locale dans l’espace public de même que l’insertion globale des néo-ruraux, issus de classes sociales plus favorisées, et l’impact de ces derniers sur la transformation des territoires.
Le concept d’embourgeoisement rural, dont l’utilisation me semblait réservée aux universitaires, s’incarnait tout à coup devant moi, personnifié à travers de multiples visages, au cœur d’une contrée rurale que je découvrais autrement, de l’intérieur. Certes, j’avais déjà été éblouie par les paysages majestueux, par le charme des routes sinueuses qui traversent les champs bondés de fleurs sauvages, par le parfum du fleuve qui dévoile ses trésors de marée basse et par l’accueil réputé et chaleureux des habitants. Je ne me doutais pas que cette vision folklorique et idyllique de la ruralité m’avait peut-être rendue aveugle quant aux inégalités sociales qui se creusaient sans crier gare.
En explorant avec eux (les jeunes2) des avenues possibles pour leur permettre de prendre la parole et d’exister dans le paysage public, l’idée de mettre sur pied un web radio communautaire s’est dessinée. Les forces de chacun mises à profit, des ressources ont été mobilisées pour faire vivre cette idée. Autour de cette plate-forme d’expression, plusieurs projets ont pris forme, forgeant petit à petit un espace revendiqué et critique qui donnait une voix aux jeunes, dans un paysage qui leur semblait plus hostile que celui qu’on aperçoit sur les cartes postales. Cette voix devait être entendue. À leur contact quotidien, je comprenais que non seulement le contexte de leur territoire les préoccupait, mais, également, qu’il contribuait à les exclure de certaines opportunités, les privant ainsi d’outils précieux, court-circuitant les possibilités d’un avenir socio-économique décent. Cette analyse semblait manquante au chapitre des décisions qui concernent les jeunes de ce territoire et de son développement. Si cette analyse était manquante, était-il juste de penser que les décisions qui guidaient le développement régional pouvaient se prendre sur la base de données incomplètes?
Découverte
Plusieurs mois plus tard, une fois mieux intégrée dans la région, des liens affinitaires se tissaient pour se transformer en rencontres humaines significatives. À travers ces rencontres, j’ai été invitée à collaborer à un projet de recherche qui avait pour objectif de mieux comprendre les enjeux liés au droit à une saine alimentation pour les personnes en situation de pauvreté dans la région. C’est alors que je faisais la découverte d’un pan de recherche qui n’avait, jusqu’à ce jour, percé l’univers de ma pratique : la recherche-action participative.
La recherche-action participative (RAP) est une approche collaborative qui vise à essayer d’impliquer équitablement tous les partenaires dans le processus de recherche, en reconnaissant l’apport unique de chacun avec l’objectif de combiner connaissance et action pour contribuer au changement social et à la réduction des inégalités sociales (Minkler et al., 2008). La RAP est une tradition de recherche où les acteurs profanes sont considérés comme des chercheurs aptes à s’approprier à la fois la problématique et le processus de recherche (Dufour et al., 2012). Elle repose sur les postulats philosophiques et théoriques suivants: 1) la connaissance est un rouage de pouvoir et sa construction répond à des intérêts de classe, de genre et de race et 2) l’action humaine est le moteur de l’histoire et cette prise de conscience peut amener des groupes marginalisés à influer sur le cours de l’histoire (Gélineau, 2001). Il doit en émerger une action transformatrice visant à ébranler les structures et les attitudes qui perpétuent les injustices sociales et les systèmes d’oppression (Fals-Borda et al., 1991; Freire, 1993).
Ma fascination pour ce type de recherche fût instantanée et j’ai alors compris comment elle pourrait être utile pour les jeunes de Charlevoix. Produire des connaissances sur les enjeux que perçoivent les jeunes, en lien avec le fait d’habiter sur ce territoire, apparaissait être une avenue intéressante pour mettre à contribution leur analyse dans les réflexions qui encadrent le développement régional. Cette avenue semblait tout indiquée pour contribuer, avec toute l’humilité que cela requiert, à réduire les inégalités sociales qui semblaient affecter les conditions de vie et de mieux-être des jeunes du territoire.
En effet, dans les dernières décennies, au sein des territoires ruraux québécois, les transformations démographiques, politiques et économiques qui ont eu cours semblent avoir des impacts à l’égard de la place et de l’inclusion des jeunes dans leur communauté (Savard et al., 2003; Simard et al., 2012; Stecq et al., 2015). Sur le territoire de Charlevoix, en plus d’un indice de défavorisation matérielle et sociale préoccupant, il est prévu que d’ici 2031, la proportion des jeunes dans l’ensemble de la population sera en déclin3. Comme d’autres régions au Québec, ce territoire est teinté par le phénomène d’embourgeoisement rural qui contribue aussi à sa transformation (Savard et al., 2003; Simard et al., 2012). Il semble que le phénomène de l’embourgeoisement rural, encore peu étudié, peut accroître les effets de ces transformations (Simard et al., 2012). Il est en outre démontré que les écarts qui se creusent entre les zones favorisées et défavorisées du territoire charlevoisien4 contribuent à l’accroissement des inégalités socioéconomiques qui se manifestent en inégalités sociales de santé (Frohlich et al., 2008; Hyppolite, 2012). La pertinence de s’intéresser à leurs préoccupations comme jeunes qui vivent sur ce territoire caractérisé par des défis jugés complexes, semblait évidente afin de mieux comprendre leur vécu et mieux agir en tenant compte de cette perspective.
Un processus de mobilisation s’est ensuite déployé autour de ces questions avec les acteurs du milieu communautaire. Quelques mois plus tard, mobilisés par le contexte et l’intérêt d’entendre la voix des jeunes, des partenaires institutionnels et municipaux ont embrassé ces préoccupations et ont contribué à initier une démarche de recherche poursuivant l’objectif de co-constuire des connaissances avec les jeunes du territoire pour mieux comprendre leur perspective dans le but de mieux agir avec eux. C’est dans ce contexte et selon une visée de développement territorial intégré et solidaire que la RAP s’est déployée entre les mois d’octobre 2013 et mars 2016 sur le territoire de Charlevoix. Ce processus a fait naître le collectif Collectivités amies des jeunes (CADJ), acronyme choisi pour trouver écho auprès des personnes élues qui adhéraient déjà à Collectivités/Municipalités amies des aînés (CADA/MADA)5.
Débrouille
Les études qui se sont intéressées aux jeunes des milieux ruraux dans les dernières années ont été menées principalement au sein d’autres territoires (Savard et al., 2003) et dans la perspective de mieux comprendre leurs motifs de migration (Gauthier et al., 2003; Garneau, 2003). D’autres études ont adressé les questions de cohabitation entre les néo-ruraux et les populations locales (Guimond, Gilbert et al., 2014; Simard et al., 2012). Une seule étude recensée traite de la perception qu’ont les jeunes de Charlevoix de leur territoire (Gilbert, 2007). À ce jour, aucune recherche n’a permis de produire des connaissances sur les préoccupations des jeunes de Charlevoix et de mettre en lumière certains angles morts de l’expérience vécue par ces jeunes sur un territoire empreint de défis socioéconomiques complexes. En somme, avec des moyens financiers modestes, une équipe de recherche, composée d’acteurs profanes, s’est organisée, conseillée par des expertes académiques qui s’assuraient de la rigueur scientifique à chacune des étapes de la recherche. Elle a été guidée par un comité de coordination de six personnes représentant des organismes communautaires et des institutions, soutenu par un comité-conseil qui veillait à la cohérence d’ensemble de la démarche et qui était composé de l’ensemble des partenaires concernés par la jeunesse du territoire. Guidée par ce dispositif de gestion collective et inspirée par une tradition de recherches conscientisantes à portée transformatrice (Dupéré et al., 2014; Fals-Borda et al., 1991; Dufour et al., 2012) où des visées de compréhension et de collectivisation de la parole sont poursuivies, l’approche méthodologique privilégiée par le collectif Collectivités amies des jeunes fût celle de la recherche-action participative alliée à une approche de recherche qualitative (Charmillot et al., 2007; Denzin et al., 2005).
La ruralité est souvent caractérisée par une faible densité de population sur un vaste territoire, ce qui rend plus complexes des projets d’intervention ou de recherche. L’organisation du transport collectif, par exemple, transforme de simples déplacements en véritables aventures. Les déplacements des jeunes pour assurer leur participation aux groupes de discussion, aux rencontres d’analyse ou à la diffusion des résultats ont fait naître plus d’une anecdote : par exemple, mobiliser des parents de participants, emprunter une mini-fourgonnette à une intervenante en guise d’autobus pour parcourir le territoire au complet, négocier des places avec le transport scolaire, ou collaborer avec un insulaire pour garantir la traversée à temps pour ramener les troupes sur l’île.
Usant de leur persévérance et de leur créativité, les acteurs ont mené de front cette démarche. Des petits miracles ont été possibles dans ce projet, grâce à l’engagement de plusieurs dizaines de personnes qui ont permis au Collectif de se rendre à bon port, malgré les vents dominants à certains moments, abordant les défis comme des opportunités d’apprentissage collectif. Les moyens mis à notre disposition combinés à la débrouille rurale habituelle, ont certainement aiguisé notre sens de la créativité, mis au premier plan tout au long du processus de recherche.
La recherche a permis de mettre en lumière la lucidité des jeunes du territoire face aux enjeux qu’ils rencontrent. Cette lucidité, vécue comme une tension entre leur fort attachement à leur région et la façon dont ils envisagent leur avenir, nous a éclairés sur leur situation. Certes, sans surprise, les inégalités socioéconomiques révèlent des écarts dans les opportunités d’émancipation. Fait alarmant, ces inégalités rendront captifs ceux qui ne pourront opter pour l’exode, contraints de demeurer sur un territoire qui a peu à leur offrir, sans trop d’espoir d’améliorer leurs conditions de vie, sans ressource pour les accompagner, ni pour participer à la construction d’un changement qui leur serait favorable. En somme, à travers cette aventure collective, il a été possible de s’approprier les rouages de la production de connaissance, d’ajouter des outils à nos bagages d’êtres humains et de praticien.ne.s tout en aiguisant notre compréhension des préoccupations des jeunes en lien avec le fait d’habiter ce territoire, idylle rurale pour certains et lieux de captivité pour d’autres.
Réflexion et transformation
Préoccupés par la collectivisation et l’appropriation des résultats (la parole des jeunes) par l’ensemble des partenaires, nous avons choisi d’organiser une analyse collective en trois temps. Dans un premier temps, l’équipe de recherche a procédé à la codification des données et à la préparation du corpus d’analyse. Une deuxième rencontre a mobilisé le comité de coordination qui a fait un pas de plus dans la compréhension collective des résultats. Nous avons finalement vécu un troisième temps d’analyse avec l’ensemble des partenaires. Habité.e.s par la volonté de créer un espace de dialogue avec les personnes élues, les intervenant.e.s et la population, nous avons entrepris d’organiser la diffusion des résultats par le biais du théâtre d’intervention.
C’est alors qu’avec quelques jeunes qui avaient participé aux huit groupes de discussion et avec la collaboration de l’organisme Mise au Jeu, nous avons mis en scène une pièce qui illustrait leurs préoccupations. Le théâtre a ainsi permis aux jeunes, aux intervenant.e.s et aux élu.e.s de partager leurs regards et leurs expertises pour façonner de nouvelles compréhensions sur la situation des jeunes et ainsi avancer ensemble vers des actions. Ces espaces de dialogue ont permis de formuler des recommandations qui trouvent écho actuellement dans les travaux liés au développement territorial intégré de Charlevoix. En donnant la parole à des groupes marginalisés et en permettant de recueillir des données difficiles à collecter autrement (Gomez et al., 2016), la recherche a été un véhicule propice à l’émergence de certains changements dans la gouvernance locale notamment.
La prise en compte des préoccupations des jeunes aura permis de faire des avancées en termes d’action collective et mobilise aujourd’hui les acteurs qui souhaitent agir ensemble et autrement, mais des défis demeurent. Le partage de ressources entre les générations et les territoires, ainsi que l’équité de participation dans les espaces qui sont susceptibles d’influencer les décisions qui impactent sur les conditions de vie des personnes, en sont des exemples.
En somme, le fait de réaliser cette recherche auprès des jeunes de Charlevoix a souligné l’importance d’aller à la rencontre de ces jeunes exclus des milieux ruraux qui ont peine à avancer sur le plan socioéconomique et qui sont confinés à un territoire qui a peu de ressources à leur offrir pour les accompagner. L’expérience vécue comme praticienne au sein de cette démarche collective a insufflé l’envie d’explorer la voie de la recherche afin de donner un second souffle à un engagement militant de plus de vingt ans auprès des jeunes marginalisés, et de mobiliser un appareillage conceptuel et théorique pour mieux argumenter une posture engagée et critique.
Ressources
Si la débrouille rurale a stimulé la créativité qui a teinté ce projet tout au long de sa réalisation, elle a néanmoins certaines limites dont celle de l’essoufflement. Ce constat pose sans doute l’enjeu d’équité des ressources pour soutenir la recherche avec les communautés rurales, notamment avec les jeunes les plus exclus, et appelle à une réflexion sur les questions d’inégalités sociales qui se creusent au sein des territoires, autant que celles constatées entre les territoires du Québec, et qui se manifestent en inégalités sociales de santé.
Aujourd’hui, le Québec rural, où près de 30% de la population vit, couvre 90 % du territoire habité et reflète diverses réalités territoriales sur les plans biophysiques, sociologiques, culturels ou humains (MAMROT, 2013). Cette ruralité en transformation, marquée par des enjeux démographiques, économiques et politiques complexes, affecte les conditions de vie de ses communautés (OCDE, 2010). Il faut s’interroger davantage sur les enjeux que sous-tendent ces transformations où la voix des jeunes semble étouffée. Approfondir la question des inégalités sociales de santé au prisme de la participation des jeunes socialement marginalisés peut être une voie prometteuse pour éclairer les pratiques et les politiques en matière d’action publique.