Enquêter pour proposer. Retour sur une enquête participative consacrée aux déménagements des centres d’hébergement au logement

« Prendre en considération ici ce n’est pas seulement regarder, même si ce n’est pas encore agir; c’est se mettre à l’écoute de l’idée qu’énonce tout état de la réalité (car toute chose dit son idée, non pas l’idée que l’on a d’elle mais l’idée qu’elle est, autrement dit le possible qu’elle ouvre […]) » (Macé, 2017, p.45).

« Nous devons plutôt aspirer à une meilleure compréhension des solutions alternatives, qui renvoient autant à des arrangements et à des engagements “préventifs”, méconnus comme tels, qu’à des mesures de réforme, clairement conçues à cette fin » (Hopper, 2010 [2003], p.489-490).

L’ouvrage Considérer l’hospitalité des centres d’hébergement. Une enquête participative (Uribelarrea et al., 2023) est le fruit d’une recherche participative débutée en 2021, terminée en 2023 et qui fait l’objet de multiples restitutions depuis lors1. Cette recherche a été conduite en France dans le cadre du Collectif Soif de connaissances, un dispositif de formation impliquant des formatrices en travail social, des professionnel·les du travail social, des chercheurs·euses et des personnes dites « ressources », qui ont une expérience des dispositifs d’accueil ou d’hébergement et de l’accompagnement social (Bourgois et Warin, 2021; Amaré et Bourgois, 2022). À partir de 2020, le projet de réaliser des recherches en sciences sociales qui impliqueraient l’ensemble des parties prenantes a émergé. La recherche présentée dans ces pages est la première conduite dans ce cadre2 : elle a été coordonnée par un sociologue et a impliqué vingt et une personnes3. Si ces personnes ont contribué à ce projet à des rythmes variés, leur participation repose sur l’engagement dans une démarche d’enquête : c’est pour cette raison que nous les qualifions de « co-enquêteurs·trices ». Parmi ces personnes, dix ont participé à la phase d’écriture de l’ouvrage. Ce sont les « co-auteur·es ».

Le projet de recherche s’est concentré sur le processus de sortie des centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et sur l’accès au logement. Plus spécifiquement, en repartant de l’expérience d’une co-enquêtrice qui a vécu cinq années en CHRS et qui a intégré un logement alors qu’elle ne se sentait « pas prête » à y vivre, nous avons initialement cherché à comprendre la signification de cette expression, mobilisée tant par des personnes hébergées que par des professionnel·les. Comment les personnes hébergées se définissent-elles comme « prêtes » ou « pas prêtes » à sortir d’hébergement pour accéder à un logement? Et de manière symétrique, comment les professionnel·les des dispositifs d’hébergement définissent les personnes hébergées comme « prêtes » ou « pas prêtes » à sortir d’hébergement pour accéder à un logement? Telles sont les questions autour desquelles ce collectif s’est réuni, et s’est engagé dans cette recherche.

Le champ académique francophone voit fleurir, depuis plusieurs années, différentes appellations pour désigner des démarches participatives, telles que la « recherche-action collaborative » (Rullac, 2018), la « méthode d’analyse en groupe » (Franssen, 2021), ou la méthode du « croisement des savoirs » (Bucolo et al., 2023). Elles renvoient à des méthodes plus ou moins définies et des principes de travail plus ou moins explicités. Dans certains cas, ces méthodes se présentent comme des protocoles, formulant une succession d’étapes ou d’actions à accomplir au fil de la démarche. Par exemple, la méthode du « croisement des savoirs » impose a priori une alternance entre des temps de travail en « non-mixité » et d’autres en « plénières ». À rebours d’une telle approche protocolaire, nous avons fait le choix de l’expérimentation, c’est-à-dire de définir collectivement et chemin faisant nos manières d’enquêter ensemble, et de réajuster régulièrement les finalités de l’enquête. Nous ne faisons donc pas la promotion d’une appellation ou ne proposons pas un modèle susceptible d’être reproductible. Dans cet article, nous souhaitons présenter de manière réflexive comment nous avons enquêté et comment, dans le cadre même de cette recherche, nous avons élaboré des propositions pratiques. Si ce travail a en partie déjà été réalisé dans notre ouvrage, nous souhaitons ici l’aborder sous un autre angle, en insistant sur la primauté de « l’expérience » dans le cadre de notre recherche. Selon l’approche pragmatiste dans laquelle nous nous inscrivons, nous entendrons par « expérience » le rapport continu et dynamique entre un individu et son environnement. « L’expérience courante est faite d’habitudes. […] Elle est faite d’émotions et de perceptions, de présupposés et d’inférences pratiques, elle se passe d’interrogations pour être vécue », mais elle est aussi jalonnée d’épreuves et de troubles, lorsque « quelque chose ne va pas et [qu’] une nouvelle attitude doit être adoptée. Et quelque chose peut et doit être fait pour y remédier » (Cefaï, 2021, paragr. 4). Notre enquête a consisté, d’une part, à décrire des expériences de sorties d’hébergement et d’accès au logement, mais aussi d’accompagnement vers le logement, avec le plus de justesse et de précision possible et, d’autre part, à généraliser des expériences valorisées pour formuler en commun des propositions pratiques.

Pour rendre compte de ces deux activités, nous proposons dans cet article de repartir de deux extraits issus de notre ouvrage pour décrire notre démarche et développer notre propos.

Processus de co-écriture

Cet article a été écrit de la manière suivante : trois co-auteurs·trices ont réfléchi ensemble à ce projet d’écriture et ont défini les lignes directrices principales de l’article. Ils et elles ont choisi deux extraits de l’ouvrage et ont identifié les idées principales à développer dans les commentaires de ces extraits. Ensuite, le coordinateur de la recherche a rédigé une première version de l’article. Celle-ci a été relue et réécrite collectivement par une partie des co-auteurs·trices de l’article à l’occasion d’une réunion de travail. Les autres co-auteurs·trices ont formulé des retours par courriel après cette réunion, qui ont été intégrés au texte.

Décrire collectivement des expériences singulières

« Jeudi 29 juillet 2021. Yamina (enquêtrice), qui a vécu en hébergement, et Gabriel (enquêteur), sociologue, sont dans les locaux d’une association pour rencontrer, l’une après l’autre, deux personnes hébergées “en diffus”. Le premier entretien se lance avec Didier dans une pièce pratiquement vide, comprenant une table et trois chaises. Il commence par faire part de sa surprise : “Je croyais que c’était une espèce de réunion, je suis tout seul en fait.” Les deux enquêteurs présentent le cadre de leur démarche puis déplient le guide d’entretien, posent des questions. Yamina partage son expérience de l’hébergement et fait mention des douleurs physiques qu’elle éprouve régulièrement, en réaction aux souffrances quotidiennes que ressent et qu’évoque Didier. Ce dernier répond généralement de manière lapidaire. Il souffle, change plusieurs fois de position sur sa chaise en raison des douleurs qui l’accablent. Au bout d’une quarantaine de minutes, il sort une cigarette de son paquet posé sur la table :

Enquêteur : Je vois que, vous voulez qu’on…

Didier : Je ne sais pas ce dont j’ai envie en fait.

Enquêteur : Qu’on termine si vous voulez, allez vous poser, être plus…

Didier : Ouais. On va aller fumer une cigarette. Je ne sais pas pourquoi, je suis mieux à l’aise avec… [en jetant un coup d’œil à Yamina].

Enquêteur : Ouais, je peux vous laisser si vous voulez.

Didier : Non non mais, non. On va aller fumer une cigarette en bas c’est mieux. Parce que je pense qu’elle sait… […]

Enquêtrice : Pas de problème. […] Je pense que j’ai compris.

Ils descendent ensemble fumer. Ils discutent durant environ un quart d’heure. Didier indique à Yamina se sentir plus à l’aise pour échanger avec elle car ils partagent une double expérience commune : la vie dans une institution d’hébergement et l’épreuve des douleurs physiques » (Uribelarrea et al., 2023, p.16-17). Que se passe-t-il lors de cette situation d’entretien? Pour le comprendre, revenons quelques mois plus tôt. En janvier 2021, des personnes diversement concernées par la thématique du « prêt à sortir » commencent à se réunir : des personnes (anciennement) hébergées, des professionnel·les du travail social, des chercheurs·euses en sciences sociales et des formatrices en travail social. Parmi elles, quelques-unes seulement ont déjà participé à une recherche en sciences sociales. C’est pourquoi le coordinateur du projet explique ce que peut être une démarche de recherche et présente plusieurs méthodes qualitatives (entretiens, observations, analyse documentaire) qui permettraient de mener l’enquête. Après plusieurs réunions, le choix est fait de réaliser des entretiens semi-directifs avec des personnes actuellement ou anciennement hébergées et avec des professionnel·les qui exercent dans ces structures. Il s’agissait d’aller à la rencontre de personnes, de comprendre leurs expériences afin de (re) mettre en perspective celles des personnes directement concernées et impliquées dans la recherche.

L’enquête démarre par l’élaboration des trois guides d’entretien : un pour interroger les personnes hébergées, un autre pour les personnes anciennement hébergées et un dernier pour les professionnel·les. Cette étape repose sur des descriptions d’expériences. Il faut ici entendre des moments — principalement des réunions collectives, mais également des échanges en amont ou en aval des réunions entre quelques participant·es au projet — au cours desquels les personnes partagent oralement des situations qu’elles ont vécues et racontent des anecdotes qui les impliquent. Si elles gravitent toutes autour du sujet qui nous réunit — les sorties d’hébergement et l’accès au logement —, ces expériences sont variées : elles font référence à des épreuves ou à des difficultés rencontrées, mais aussi à des félicités ou à des joies ressenties. Repartir de ces expériences singulières, vécues à la première personne, nous permet alors d’identifier des thématiques autour desquelles construire nos guides d’entretien et orienter nos questions.

Ce travail de description ne saurait se réduire à une succession de récits présentés à tour de rôle. Il renvoie plutôt à un registre de la conversation qui, selon les moments, entremêle écoute collective, attention plus ou moins focalisée et apartés entre participant·es. À rebours d’une méthode préalablement arrêtée, il s’agit de partager des expériences et de les affiner au sein d’une « communauté d’enquêteurs·trices ». Car, dans ces situations, chaque participant·e enquête4, avec les autres personnes impliquées dans le projet, sur les expériences qu’il ou elle a vécues et sur celles des autres, afin de les préciser et de les mettre en mots avec justesse. Ainsi, une description d’expérience initialement formulée de manière plus ou moins détaillée va susciter des réactions, des questions ou des remarques des autres co-enquêteurs·trices, qui amènent la personne à reprendre son témoignage, à le préciser, à le reformuler, à le compléter. De même, une première description conduit par effet de résonance les autres participant·es à partager à leur tour des expériences qui ressemblent ou qui contrastent avec celle précédemment décrite, selon un processus itératif où une description en appelle d’autres. Ces récits d’expériences ne sont jamais définitivement arrêtés et ne cessent d’être repris au fil des mois, de réunion en réunion. Ils constituent un premier matériau d’enquête, en permettant de repérer des enjeux partagés par les co-enquêteurs·trices quant aux sorties d’hébergement et à l’accès au logement, et servent ainsi d’appui pour préparer des questions afin d’interroger d’autres personnes concernées par ce sujet, qui seront invitées à décrire, à leur tour, leurs propres expériences.

Au cours de ce processus d’élaboration des guides d’entretien, une réflexion émerge sur la manière de conduire ces entretiens. À l’occasion d’une réunion, une co-enquêtrice propose que les entretiens soient réalisés en binôme : se présenter à deux devant une personne peut avoir un côté rassurant pour la plupart des co-enquêteurs·trices, qui n’ont jamais mené d’entretiens semi-directifs. Dans la mesure du possible, elle propose que le binôme soit composé d’une personne (anciennement) hébergée lors des entretiens avec des personnes (anciennement) hébergées, et d’un·e professionnel·le lors des entretiens avec les professionnel·les. Ce parti-pris méthodologique — qui ne sera que partiellement tenu au regard des disponibilités des co-enquêteurs·trices — repose explicitement sur une observation de ce qui se passe dans nos réunions de travail : le partage d’expériences favorise la description des expériences. L’entretien ne s’envisage alors plus seulement comme une situation dans laquelle des enquêteurs·trices vont interroger des enquêté·es. Il est aussi un moment durant lequel les co-enquêteurs·trices seront susceptibles de partager certaines de leurs expériences, au regard des sujets abordés, pour permettre aux enquêté·es de raconter les leurs. C’est ainsi que les 31 entretiens que nous avons menés sont émaillés de séquences au cours desquelles les co-enquêteurs·trices décrivent aux enquêté·es des situations qu’ils et elles ont vécues, suscitant des réactions chez ces dernières et les conduisant à étoffer ou à approfondir leurs propos.

Ces différents éléments nous permettent de mieux comprendre ce qui se joue entre Yamina, Gabriel et Didier dans l’extrait d’ouvrage qui introduit cette partie. Durant cet entretien, Yamina, une co-enquêtrice, partage avec Didier, une personne enquêtée actuellement hébergée, des expériences relatives à sa vie en hébergement, mais aussi à des douleurs physiques qu’elle ressent, en résonance avec ce qu’il a précédemment décrit. Yamina mène ainsi l’enquête, comme elle la conduit depuis quelques mois dans le cadre de cette recherche participative : en décrivant des expériences qu’elle a vécues et en reformulant ses descriptions au fil des discussions, ce qui amène les co-enquêteurs·trices et les personnes interrogées à raconter leurs propres expériences. Une forme de complicité et de confiance s’installe entre Yamina et Didier, qui découle de la reconnaissance mutuelle de vivre ou d’avoir vécu des expériences communes.

Et c’est au regard de cette communauté d’expériences que Didier préfère poursuivre l’entretien seulement avec celle dont il « pense qu’elle sait », afin de lui en dire plus, dans un contexte où il se sent plus à l’aise.

Élaborer des propositions communes

« Proposition 4 : Considérant ces expériences, nous proposons que les anciennes personnes hébergées puissent revenir au centre d’hébergement, autant de fois et aussi longtemps qu’elles le souhaitent, pour obtenir un conseil ou bénéficier d’un service auprès des travailleurs sociaux. Cette possibilité doit leur être annoncée de manière claire et explicite au cours de la période d’hébergement et au moment du départ.

Dans une première version de cette proposition, le terme utilisé était “aide”. Il a été remplacé par “service”, le collectif d’enquêteurs l’estimant plus juste. Le déménagement pourrait ainsi se traduire par un passage d’une “relation d’aide”, centrée sur des démarches médico-sociales, à une “relation de service”, plus ponctuelle, qui s’inscrirait en décalage avec le cadre de l’accompagnement, comme en témoigne l’exemple précédemment relaté par Domingos, lorsqu’il se rend dans le centre d’hébergement où il a vécu pour imprimer des entretiens et des billets de train. Si ces pratiques existent d’ores et déjà, nous estimons qu’elles méritent d’être mieux considérées. D’une part, afin que les anciens hébergés soient mieux informés et se sentent légitimes à solliciter les travailleurs sociaux des dispositifs d’hébergement qu’ils ont quittés — il convient ici de préciser que proposer cette possibilité aux anciens hébergés ne signifie pas que les sollicitations seront nombreuses et régulières.

D’autre part, afin que cette pratique soit reconnue et intégrée dans les missions des professionnels des dispositifs d’hébergement et ne soit pas ou plus perçue comme une faveur, une exception, voire une charge de travail supplémentaire. C’est ce sur quoi nous alerte, au cours de nos réunions collectives, Yolande, une travailleuse sociale impliquée dans l’enquête » (Uribelarrea et al., 2023, p.39). Comment notre collectif de co-enquêteur·trices en vient-il à formuler cette proposition et les cinq autres qui sont développées dans cet ouvrage? Et comment sont-elles élaborées? Après avoir réalisé des entretiens avec des personnes (anciennement) hébergées et des professionnel·les qui exercent en centre d’hébergement, les co-enquêteurs·trices estiment, au cours d’une réunion qui vise à réinterroger les finalités de cette recherche, que notre enquête doit permettre de « changer les choses ». Une nouvelle phase s’ouvre alors, tournée vers l’élaboration de propositions pratiques.

Pour ce faire, nous repartons des récits d’expériences formulés par les co-enquêteurs·trices et les personnes interrogées. Nous commençons par y repérer les difficultés, les problèmes et les troubles que les personnes ont rencontrés dans les sorties d’hébergement et l’accès au logement, ou dans l’accompagnement à la sortie d’hébergement et à l’accès au logement. Progressivement, nous distinguons des épreuves plus ou moins intenses, qui jalonnent le déménagement5 d’un centre d’hébergement à un logement : le choix du logement qui répond plus ou moins aux aspirations des personnes, le maintien ou la rupture des liens avec les professionnel·les des dispositifs d’hébergement après avoir emménagé, la solitude ressentie dans le logement mise en contraste avec la cohabitation dans les centres d’hébergement, la possibilité ou non de revenir dans le centre d’hébergement pour passer un moment, etc. En parallèle, nous repérons, dans les expériences décrites, des pratiques plus ou moins institutionnalisées, plus ou moins répandues, qui apparaissent comme des moyens de remédier à ces situations problématiques rencontrées.

À partir des expériences des co-enquêteurs·trices, nous avons développé plusieurs propositions, soit en accentuant un élément observé, soit en généralisant des pratiques existantes. Par exemple, nous proposons que « les personnes hébergées puissent refuser autant de propositions de logement qu’elles souhaitent, afin de trouver une solution d’habitat qui répond à ce qui compte pour elles » (Uribelarrea et al., 2023). Ici, nous accentuons un élément observé, à savoir que les personnes peuvent généralement refuser trois propositions de logement. Ce faisant, nous cherchons à dénaturaliser ce nombre (pourquoi trois et pas un, ou dix?) et à questionner la manière dont les personnes hébergées peuvent élaborer un choix quant à leur futur habitat.

Le second registre est celui de la généralisation — il concerne les cinq autres propositions. Certaines descriptions d’expériences attirent quant à elles notre attention en tant qu’elles donnent à voir des réponses possibles et souhaitables, selon nous, pour remédier aux épreuves que nous avons identifiées. Nous partons alors de ces pratiques et proposons de les généraliser, afin qu’elles soient mises en œuvre de manière plus claire et explicite dans tous les dispositifsd’hébergement afin que les déménagements des personnes hébergées vers le logement soient mieux préparés et accompagnés que ce qu’ils ne le sont actuellement. Ce mieux est orienté vers trois horizons : permettre aux personnes hébergées de choisir un lieu de vie qui réponde à leurs aspirations, permettre aux personnes anciennement hébergées de continuer à habiter les dispositifs d’hébergement où elles ont vécu, et permettre aux personnes anciennement hébergées de partager leurs expériences du déménagement d’un dispositif d’hébergement à un logement avec les personnes actuellement hébergées et les professionnel·les de ces structures. Élaborer ces propositions, c’est définir une orientation commune. Celle-ci traduit ce qui compte pour l’ensemble des co-enquêteurs·trices et repose sur des mots et un vocabulaire autour desquels les participant·es s’accordent. C’est lors de cette étape qu’apparaît la distinction entre « co-enquêteurs·trices » et « co-auteurs·trices » : les « co-auteurs·trices » sont les « co-enquêteurs·trices » qui ont pris part à ce processus.

In fine, il convient de retenir que l’extrait d’ouvrage cité en exergue de cette partie donne à voir ces différentes dimensions à l’œuvre dans l’élaboration des propositions. D’abord, il rappelle que cette proposition s’ancre dans des expériences existantes, qui ont été décrites durant l’enquête, et qui ont été précédemment présentées. Cette articulation s’incarne dans la formule générique « Considérant ces expériences […] » qui introduit chaque proposition. Par sa formulation même, la proposition généralise des expériences décrites et énonce une perspective de ce qui nous paraît souhaitable au regard de l’enquête que nous avons menée : que les personnes anciennement hébergées puissent continuer à solliciter des professionnel·es des dispositifs d’hébergement où elles ont vécu, par exemple pour leur demander un conseil ou bénéficier d’un service, ou encore, pour reprendre l’expression que nous mobilisons dans l’ouvrage, qu’elles puissent bénéficier d’un « droit à la sollicitation durable ». Enfin, cet extrait rend compte d’une partie des discussions qui ont animé les co-auteurs-trices pour s’accorder sur les termes — ici, le choix d’employer le terme de « service » plutôt qu’« aide » — et donc préciser ce qui est important pour elles et eux.

Politiques de l’enquête

Cet article retrace notre démarche, la manière dont nous avons mené l’enquête collectivement pour élaborer des propositions communes. Cette enquête repose sur des descriptions d’expériences — formulées et reformulées au gré des échanges — qui traduisent une considération des situations vécues. Et, comme l’affirme Marielle Macé (2017), historienne de la littérature, dans un essai consacré aux migrant·es en France, considérer « c’est se mettre à l’écoute de l’idée qu’énonce tout état de la réalité (car toute chose dit son idée, non pas l’idée que l’on a d’elle mais l’idée qu’elle est, autrement dit le possible qu’elle ouvre) ». En décrivant précisément des expériences de déménagements des centres d’hébergement vers le logement, s’ouvrent des possibles en termes d’action. Des expériences existantes, mais qui étaient insuffisamment décrites et partagées, deviennent des prises pour penser des « solutions alternatives », comme l’affirme Kim Hopper (2010), anthropologue engagé dans la lutte pour la reconnaissance des droits des sans-abri. Elles constituent le socle pour élaborer des propositions pratiques communes.

Ces propositions sur lesquelles se sont accordé·es les co-auteurs·trices sont, depuis la publication de l’ouvrage, présentées selon des formats variés6 à une diversité de publics. Elles sont ainsi discutées, contestées ou reprises par des professionnel·les du champ de l’hébergement et de l’accès au logement (intervenant·es sociaux·ales, chef·fes de service, directeurs·trices d’association, agent·es de collectivités territoriales, représentant·es des services de l’État, etc.) et des personnes accompagnées par des dispositifs qui en relèvent. Elles s’affirment comme des prises à l’échange avec des personnes qui n’ont pas participé à l’enquête, mais qui se soucient de la prise en charge des sans-abri et des politiques d’accès au logement. La portée démocratique de cette recherche participative s’incarne ainsi : elle dessine des perspectives communes, elle enrichit le débat à partir des orientations normatives qu’elle formule et des pratiques qu’elle souhaite faire advenir, et elle favorise l’expérimentation et la poursuite de l’enquête.

Notes

  1. Cette recherche a été soutenue financièrement par la Fondation pour le Logement des Défavorisés et la Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités Auvergne-Rhône-Alpes. Le principal évènement de restitution a également bénéficié du soutien de la Métropole de Lyon. Ce projet a reçu, en France, le Prix de la recherche participative 2025, dans la catégorie « Co-construction » (INRAE, en lien avec le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche).
  2. Durant cette période, le Collectif Soif de connaissances était porté par la Chaire PUBLICS des politiques sociales du laboratoire Pacte (Université Grenoble Alpes), la Fédération des acteurs de la solidarité Auvergne-Rhône-Alpes et l’école Ocellia Santé-Social. Depuis 2023, il s’agit d’un dispositif interne à Ocellia Santé-Social.
  3. Domingos Alves de Carvalho, Sandrine Amaré, Jamel Ben Hamed, Louis Bourgois, Julien Creach, Magali Forestier, Jacques Foucart, Virginie Gaudin, Yamina Hadj-Brahim, Aïcha Hadj-Chikh, Gaoussou Haidara, Baudouin Kalonji, Youssouf Koné, Julien Lévy, Valérie Machet, Yolande Mendo Medjo, Nathalie Ricou, Pascale Ruiz, Willem Terwindt, Gabriel Uribelarrea (coordinateur scientifique), Blandine Verret.
  4. Nous faisons ici référence à la logique de l’enquête, telle qu’elle est formulée par le philosophe pragmatiste John Dewey (1993). Selon une telle perspective, il s’agit d’engager une réflexion sur une situation problématique — en l’occurrence ici autour des sorties d’hébergement et l’accès au logement — en vue de la définir et d’expérimenter des réponses pour y remédier.
  5. Dans le champ de l’hébergement et de l’accès au logement, le verbe « déménager » est peu usité, au détriment de « sortir », « quitter » ou « accéder ». Dans le cadre d’une réflexion sur l’hospitalité des dispositifs d’hébergement, il est progressivement apparu comme le verbe le plus pertinent pour interroger différentes dimensions de l’expérience dans les lieux où l’on vit, dans la manière dont on les quitte pour d’autres habitats, et dans les circulations entre ces différents environnements.
  6. En plus de l’ouvrage présenté ici, la démarche d’enquête et les propositions ont été présentées au cours de diverses interventions lors de journées d’étude, de conférences ou de séminaires. Par ailleurs, des capsules vidéo, accessibles librement, ont été réalisées : https://www.youtube.com/playlist?list=PLdcckBAMHTAsXfNdfq-t90VfTTGO1tYou

Références

Amaré, S. et Bourgois, L. (2022). La reconnaissance des savoirs expérientiels et professionnels dans la formation des travailleurs sociaux : quels effets de la co-formation sur la fonction de formateur dans une institution de formation en travail social? Dans P. Lechaux (dir.), Les défis de la formation des travailleurs sociaux. Entre universités et écoles professionnelles (p. 229-250). Champ social.

Bourgois, L. et Warin, P. (2021). Émanciper en travail social. Lier recherche et formation participative. Dans A. Petiau (dir.), De la prise de parole à l’émancipation des usagers. Recherches participatives en intervention sociale (p. 169-186). Presses de l’EHESP.

Bucolo, E., Carrel, M. et De Laat, M. (2023). Croisement des savoirs. Dans G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J. — M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, et J. Zetlaoui-Léger (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.

Cefaï, D. (2021). Les problèmes, leurs expériences et leurs publics. Une enquête pragmatiste. Sociologie et sociétés, 51 (1-2), 33-91. https://doi.org/10.7202/1074730ar

Dewey, J. (1993). Logique. Théorie de l’enquête. Presses Universitaires de France.

Franssen, A. (2021). La méthode d’analyse en groupe : un dispositif de démocratisation de la recherche. Dans A. Petiau (dir.), De la prise de parole à l’émancipation des usagers. Recherches participatives en intervention sociale (p. 37-57). Presses de l’EHESP.

Hopper, K. (2010). De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abri. Dans D. Cefaï, P. Costey, É. Gardella, C. Gayet-Viaud, P. Gonzalez, E. Le Méner et C. Terzi (dir.), L’engagement ethnographique (p. 473-492). Éditions de l’EHESS.

Macé, M. (2017). Sidérer, considérer. Migrants en France. Éditions Verdier.

Rullac, S. (2018). Recherche Action Collaborative en travail social : les enjeux épistémologiques et méthodologiques d’un bricolage scientifique. Pensée plurielle, 48, 37-50. https://doi.org/10.3917/pp.048.0037

Uribelarrea, G., Alves de Carvalho, D., Amaré, S., Hadj-Brahim, Y., Kalonji, B., Koné, Y., Lévy, J., Machet, V., Mendo-Medjo, Y. et Ruiz, P. (2023). Considérer l’hospitalité des centres d’hébergement. Une enquête participative. Presses de Rhizome.