Ce dossier est issu d’une rencontre qui a eu lieu le 11 avril 2008 au CSSS Jeanne-Mance sur les enjeux éthiques de la recherche auprès des populations marginalisées. Cette rencontre, qui réunissait les chercheurs et praticiens-chercheurs membres du CREMIS, ainsi que les membres du comité d’éthique de la recherche (CÉR) du Centre de santé et de services sociaux Jeanne Mance (CSSSJM), fut l’occasion de partager les questionnements des participants vis-à-vis de l’éthique et leur malaise parfois, face au fonctionnement des CÉR. Chemin faisant, les participants ont interrogé les valeurs et les finalités implicites de l’éthique de la recherche sociale auprès des populations marginalisées, pour enfin, explorer des pistes en faveur d’un renouvellement de l’éthique de la recherche sociale.
Aborder l’éthique de la recherche, c’est poser la question des finalités de la connaissance scientifique et des acteurs de la recherche. Sur qui mène-t-on des recherches et dans quels buts ? Quelles sont les finalités de la recherche sociale ? Qui formule les questions ? Traditionnellement, les projets de recherche émanent de l’université où les questions sont formulées par des chercheurs ou des grands organismes gouvernementaux ou subventionnaires. Animés par la curiosité « désintéressée » du chercheur ou orientés par ces grandes structures, les projets de recherche restent, dans les deux cas, extérieurs aux gens sur lesquels ils portent. Dans le cas de la recherche sociale auprès de populations marginalisées, les questions de la finalité de la recherche se posent avec d’autant plus d’acuité. Qu’est-ce qui anime les chercheurs ? En quête de quoi partent-ils ? Poserait-on les mêmes questions à des personnes aisées qu’à des jeunes de la rue ? Dévoilerait-on leur vie ? Si les besoins existent chez tous les groupes de la population, la recherche ne conduit-elle pas à renforcer l’idée qu’ils n’existent que chez les personnes marginalisées et que c’est la marge et la pauvreté qui posent problème ? En recherche sociale, les comportements normaux sont délaissés au profit de l’exotisme du marginal. Ces recherches ne comportent-elles pas une dimension de voyeurisme, d’autant plus pervers qu’elles opèrent sous couvert de l’avancement de la connaissance scientifique ?
Éthique ou panoptique ?
Les populations au bas de l’échelle sont les plus susceptibles de subir des contrôles et de faire l’objet de suivis au sein du réseau des services sociaux et de santé. Dans quelle mesure la démarche de recherche académique ne conduit-elle pas en soi à renforcer la stigmatisation et à instrumentaliser les populations étudiées ? Le chercheur ne participe-t-il pas également à une forme de contrôle social ? Peut-on qualifier d’« éthique » une carrière bâtie sur la richesse d’expérience des individus ainsi que leur souffrance ? Comment penser un type de recherche qui ne soit pas fondé exclusivement sur les intérêts et la curiosité des chercheurs ?
Des enjeux éthiques entourent la prise de parole dans le processus de recherche. Les personnes sont souvent évacuées lors de la formulation de la question de recherche et la préparation du projet. Qu’en est-il une fois le projet terminé ? Qui contrôle la diffusion ? Ces questions de prise de parole se posent également dans le déroulement de la recherche. Comment rester fidèle aux propos et à la confiance accordée par les participants lors de la recherche ? Comment donner le maximum de contrôle aux participants sur les informations qu’ils confient aux chercheurs et minimiser les filtres et les trahisons potentielles ? La réflexion éthique actuelle sur la recherche évacue la dimension d’action et d’intervention. Beaucoup de résultats sont sous-exploités ou accumulent la poussière sur les rayonnages des bibliothèques universitaires. Parler de devoir de diffusion des résultats de la recherche et de retours aux participants (en-dehors des voies académiques de la publication scientifique) n’ouvre-t-il pas une piste en ce sens ? Les suites et les conséquences de la recherche n’appartiennent-elles pas à la réflexion éthique sur la recherche ?
Une éthique de la recherche à géométrie variable
Les principes éthiques qui ont cours actuellement dans le cadre réglementaire du CÉR du CSSS-Jeanne-Mance – eux-mêmes directement inspirés de l’énoncé des trois Conseils de la recherche – renvoient à un ensemble de règles fondamentales à respecter lorsque l’on mène une recherche auprès de populations : principes de souveraineté populaire, de scientificité, de justice et d’égalité; principes de respect de la vie, de bienfaisance et de non-malfaisance; principes de consentement libre, d’inviolabilité du corps humain et de confidentialité, etc. Les chercheurs présents lors de la rencontre renvoient à une autre conception de l’éthique de la recherche, ramenée à l’application de quatre règles éthiques sacrosaintes qui visent à informer de leurs droits les participants à la recherche en garantissant la confidentialité des données fournies, l’anonymat, le libre consentement ainsi que leur droit de retrait de la recherche.
Sous les pavés, l’éthique
Dans les discussions, les chercheurs ont exprimé leur malaise face à la lourdeur et la complexité des démarches afin d’obtenir un certificat d’éthique. Ces démarches les poussent à prendre des chemins détournés, à contourner les règles ou à présenter des projets qui sont ajustés après coup. De même, comment penser à toutes les dimensions éthiques d’un projet lors de la soumission aux CÉR ? Ce projet n’est, par définition, pas commencé et des questionnements éthiques peuvent surgir au cours du processus de recherche. Un des écueils est ici que la certification éthique ne serve qu’à obtenir la subvention, que l’éthique de la recherche soit instrumentalisée et évacuée au profit d’une éthique de la gestion. Comment concilier intervention des CÉR (et donc contraintes formelles et normatives) et créativité essentielle aux chercheurs ? Les CÉR existent-ils pour encadrer ou pour baliser la recherche et ses dérives lorsque l’on travaille auprès de « sujets humains » ?
À des questions éthiques, apporter des réponses techniques ?
Penser une éthique de la recherche auprès des populations marginalisées consisterait, à un premier niveau, à s’assurer du respect des principes fondamentaux énoncés précédemment. Comment les adapter dans le cadre de recherches menées auprès de populations marginalisées ? Comment instaurer une relation de confiance avec ces personnes davantage susceptibles de vivre de la discrimination et de la surveillance ? Le formulaire de consentement ne vient-il pas, par exemple, remettre en question la participation de personnes qui ont développé une méfiance vis-à-vis des institutions ? L’analphabétisme et la difficulté de rejoindre certaines populations sont également des problèmes auxquels il faut faire face sur le terrain et qu’il convient de considérer lors de l’élaboration de la recherche et de la soumission d’un projet au CÉR. Dans cette perspective, les règles d’éthique actuelles et le fonctionnement des CÉR conserveraient leur pertinence; c’est leur application qui nécessiterait des ajustements techniques (par exemple, lors de l’élaboration des questionnaires de recherche ou des formulaires de consentement).
Et si on allait plus loin…
Et si une des limites de la réflexion sur l’éthique ne tenait-elle pas, justement, au fait de s’en tenir à ces ajustements ? De jouer une représentation dans un décor déjà planté ? De rester pris dans un débat au lieu d’en questionner les termes et de penser que du bricolage organisationnel puisse tenir lieu de réponse à des problèmes éthiques fondamentaux ? Et si on poussait plus loin collectivement la réflexion ? Ces questions organisationnelles ont toute leur importance, mais maintiennent à l’écart de la réflexion les participants à la recherche et les questionnements sur la finalité de la recherche sociale. Quels sont les problèmes éthiques posés par le travail auprès des populations marginalisées et comment ce type de recherche nous conduit-il à penser et investir d’autres modèles d’éthique ? Comment ne pas seulement envisager les droits des personnes mais une éthique de la relation entre les participants et les chercheurs ?
Avec et pour les populations
L’éthique de la recherche possède une histoire récente. Elle s’est développée en réaction à certaines dérives dans le domaine médical afin d’offrir des balises à la recherche et de faire respecter les droits fondamentaux des personnes. Quel rapport ce modèle introduit-il entre le chercheur et les populations ? Quelle conception de l’éthique et de la recherche véhicule-t-il ? Ce modèle biomédical, dominant au sein de l’éthique de la recherche, ne laisse pas ou peu de place pour penser les questions éthiques en lien avec la recherche sociale. L’éthique y est vue comme un moyen de minimiser l’impact de la recherche sur les personnes. Ce faisant, il met de côté l’aspect relationnel de la recherche. Si on change de perspective pour ne plus considérer exclusivement les recherches sous l’angle du risque, mais avec et pour les populations, quel visage prend alors la réflexion sur l’éthique ?
Les meilleurs garants éthiques ne passent-ils pas par un contrôle réciproque des chercheurs, intervenants et populations auquel participent les membres des CÉR ? En ce sens, l’éthique possède une dimension intrinsèquement participative. Les chercheurs négligent cette dimension lors de la phase de l’élaboration du projet de recherche, volontairement ou contraints par l’impératif de soumission des projets aux CÉR pour démarrer la recherche. Cet espace ne pourrait-il pas constituer un moment clé de la réflexion éthique ? Les démarches exploratoires apparaissent comme des lieux privilégiés pour expérimenter d’autres formes d’éthique de la recherche en mettant en avant une éthique de la discussion entre chercheurs, intervenants et populations, un partage des expériences et une reconnaissance des différents types de savoir, dans un objectif commun d’amélioration du bien-être des populations.
Penser une éthique relationnelle nous fait quitter un univers statique pour entrer dans un univers dynamique de rapports (entre les chercheurs, les membres du comité éthique, les participants à la recherche) et place les populations au cœur de la réflexion. Comment mettre en œuvre cette éthique relationnelle avec et pour les participants en vue de leur bien-être ? Comment ne pas simplement faire intervenir ponctuellement les CÉR (lors de la « sanction » éthique), mais les associer pleinement à cette démarche ?
Les contributions du dossier constituent autant d’explorations critiques des avenues ici dessinées.
L’équipe du CREMIS
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