Jean-Baptiste Leclercq est sociologue et chercheur d’établissement au CREMIS. Il s’intéresse aux inégalités sociales et aux discriminations. Les groupes marginalisés, minorisés et racisés, notamment en ce qui concerne les jeunes, sont au cœur de ses analyses, tant au niveau de leurs rapports aux institutions qu’à celui des mobilisations collectives. Ses recherches ont été menées principalement en Espagne et au Québec. Dans cet article, il rend compte de ses enquêtes de terrain menées à Grenade en Espagne.
Au tournant de l’an 2000, un mouvement de chômeurs se présentant comme « chercheurs d’emplois solidaires de la Zona Norte » émerge sur le devant de la scène à Grenade en Andalousie, région du sud de l’Espagne.1 Il agite le centre-ville par ses modes d’action : manifestations, occupation de l’espace public et intrusion lors de conseils municipaux. Ce mouvement, qui affiche 525 membres, dont « 200 membres actifs », est structuré en une association composée d’hommes et de femmes d’âges divers regroupés au sein d’une assemblée générale mandatant des représentants. Ceux-ci sont principalement chargés de négocier auprès des administrations compétentes. Le fait d’être au chômage et d’habiter la Zona-Norte est la caractéristique principale qui unit ses membres. Ce district administratif, situé au nord de la ville de Grenade, présente des taux de chômage relativement élevés. Bien que différentes réalités socioéconomiques cohabitent, le quartier traîne une mauvaise réputation. Il est stigmatisé comme étant pauvre, marginal et gitan, qualificatifs interchangeables dans l’imaginaire collectif local. Face aux détracteurs, certains intervenants sociaux tentent de renverser le stigmate en mettant de l’avant une « véritable vie de quartier », un tissu associatif et communautaire ainsi qu’un esprit de solidarité.
Le point névralgique des mobilisations est alors la Place de la Mairie où avaient été dressées des tentes de camping. S’y relaient différents membres dans une ambiance familiale et conviviale. Les temps d’attente et les assemblées générales organisées dans le quartier sont propices à la réalisation d’entretiens. Le contexte revendicatif sous-jacent libère la parole. L’obtention d’un contrat de travail, par le biais d’un « Plan de choc pour la Zona Norte » apparaît comme la seule solution envisagée : « si la société ne nous donne pas d’emploi, c’est à l’administration de nous en donner », pouvait-on lire sur une banderole.
L’expérience discriminatoire
Dans ce mouvement, l’appartenance ethnique n’est pas mise en avant bien que la plupart de ses membres s’identifient aux Gitans. « Qu’est-ce qu’un Gitan ? » Il est difficile de répondre à cette question régulièrement posée. On peut brièvement rappeler que, dans le contexte espagnol, la minorité gitane est un groupe ethnique installé sur le territoire et sédentarisé, plus ou moins de force, depuis de nombreux siècles et marqué par une histoire de persécution et de dévalorisation (Leblon, 1985). Cette minorité, dont la reconnaissance institutionnelle varie selon les Communautés autonomes, est dispersée sur l’ensemble du territoire espagnol, principalement en Andalousie et dans les grands centres urbains. Plusieurs études ont montré la précarité économique et sociale ainsi que différentes problématiques concernant la santé, l’éducation et le logement. Peu abordent spécifiquement la question des discriminations, notamment dans le domaine de l’emploi.
En fait, l’ethnicité ne transparaît qu’au détour des entretiens lorsque sont évoquées les discriminations vécues sur le marché de l’emploi du fait d’être considéré comme Gitan ou habitant du quartier. Dans les discours, les frontières ethniques sont poreuses : il est possible de se reconnaitre comme Gitan ou payo (non Gitan), Gitan et payo ou ni Gitan, ni payo. Celles-ci se construisent en fonction de la manière dont on se définit ou on nous définit et surtout des circonstances.2 Au-delà des questions liées aux difficultés sur le marché de l’emploi, les récits de vie permettent de reconstituer un racisme vécu au quotidien, un sentiment d’exclusion chez ces hommes et femmes en quête de meilleures conditions de vie. Le buscar la vida, ou la débrouille dans l’économie informelle, apparaît comme des réponses à la précarité des situations. Les trajectoires individuelles reflètent également une généalogie de la ségrégation urbaine allant des chabolas3 aux logements sociaux abandonnés par les pouvoirs publics.
Les extraits d’entretien font état de discriminations récurrentes, souvent associées à du racisme. Pour Juan, un habitant du quartier ayant participé au mouvement des chômeurs, « il y a toujours du racisme, ça influence beaucoup. (…) Ils ne le disent pas en face mais par derrière, ça se voit. (…) On voit qu’ils ne nous donnent pas de travail parce qu’on est gitans ou alors, ils nous disent que c’est déjà pris ». De l’avis de Jose qui, entre plusieurs contrats aidés, cire les chaussures des touristes de l’Alhambra, la mauvaise réputation du quartier joue en leur défaveur : « Ils nous considèrent comme marginaux, la zone où nous vivons. Pourtant il y a de tout. Il y a des mauvaises personnes, mais pour quelques-uns, nous payons tous (…) Il y a des mauvaises personnes qui vendent de la drogue et ils croient que nous en vendons tous. » Selon Jaime, si la discrimination n’est pas explicite, elle est évidente : « il y a du racisme de tous les côtés. Que tu sois de la zone ou que tu sois gitan. Tu te présentes quelque part pour demander du travail, et parce que tu es gitan, où ils savent que tu es de la Zona Norte et tout. La majorité, ils te le disent autrement, pas clairement, mais ils te renvoient ».
Plan d’emploi et « racisme voilé »
Au niveau municipal, ce mouvement a accéléré la mise en place du Plan d’emploi dans la Zona Norte4. Ce dispositif combine formation et « activités réelles », comme des travaux de réhabilitation des espaces publics, de nettoyage ou jardinage, ainsi que des services d’aide à domicile, de garde d’enfants ou de conciergerie. Rétrospectivement, il préfigure les politiques d’emploi, de formation et d’insertion qui se développèrent localement et dans lesquelles se retrouvent bon nombre de « participants » qui alternent situations de chômage, emplois précaires et formations.5 L’arrivée du Plan d’emploi dans le quartier a mis fin aux mobilisations, tandis que l’association structurant le mouvement s’est transformée en entreprise d’économie sociale afin de pouvoir répondre aux exigences des bailleurs de fonds. Dans cette enquête, des entretiens ont été menés auprès des promoteurs et « participants » du Plan d’emploi sélectionnés parmi les chômeurs du district administratif. L’analyse discursive montre un « racisme voilé », reposant sur un déni des discriminations et une exagération des différences culturelles, fortement présent chez les agents institutionnels chargés du traitement du chômage et de la précarité. Les stéréotypes sur les Gitans reviennent régulièrement dans les discours concernant les pratiques ou les usagers des services d’emploi. Les Gitans, perçus comme des profiteurs du Papa Estado (l’État-providence), donnent un certain sens au discours institutionnel. Paradoxalement, l’attribution ethnique sert tout autant à justifier l’action sociale qu’à légitimer ses échecs.
Par exemple, un formateur en menuiserie métallique admet qu’il y a de la discrimination mais considère aussi que les Gitans sont fautifs : « S’il y a une discrimination, si on y pense, c’est souvent de leur faute. (…) ici, la population gitane… tu viens ici et tu vois beaucoup de personnes qui ne veulent pas travailler. Ils tendent seulement la main à l’État ou à la Communauté européenne pour qu’ils leur donnent un salaire. Et donc, nous luttons contre cela. Cette population, il faut l’insérer. Nous voulons aussi que cette discrimination s’arrête. » Un directeur de chantier d’insertion, de son côté, considère que les gens de la « race gitane […] ne veulent pas s’intégrer », « c’est un collectif avec des difficultés ». Ce point de vue est partagé par un enseignant pour adultes dans un dispositif d’insertion : « La seule chose qui manque c’est un effort personnel […] on ne trouve pas de médecins gitans ou d’architectes gitans…alors qu’en Amérique, c’est normal de rencontrer un architecte de race noire […] L’explication, c’est que leurs générations antérieures n’ont donné aucune valeur au savoir. C’est clair, maintenant ils en payent les conséquences […] Ce sont des personnes qui ont peu de comportements sociaux… ils fuient le comportement social et les habitudes déterminées que nous avons nous, la société normalisée. »
Ethnicisation
Comment des politiques, pouvant être interprétées comme une forme de discrimination positive, à la fois territorialisée et dirigée vers certains « publics cibles », affichant un souci de lutter « contre l’exclusion » et d’améliorer les conditions économiques et sociales des habitants du quartier, peuvent-elles (re)produire certaines inégalités et discriminations ?6 Ce questionnement est au cœur d’une problématique se voulant dépasser le simple niveau des discours considérés comme la « face mentale des rapports concrets » (Guillaumin, 1981). Pour tenter de saisir l’articulation discours-pratiques, des observations ont été menées dans des ateliers et chantiers d’insertion – lieux d’interactions entre agents institutionnels et usagers de ces dispositifs. Paradoxalement, d’un point de vue méthodologique, ce qui ressort des entretiens, ce sont surtout des discours sur des pratiques, tandis que les observations relèvent surtout des discours in situ. Ces programmes d’insertion comprennent théoriquement de la formation (30%) et des « activités réelles ». À l’époque, la plupart des chômeurs et chômeuses sélectionnés sont orientés dans le secteur de la construction afin de participer à l’édification de bâtiments ou à la réhabilitation de l’espace public et des logements dans le quartier. Au sein de ces dispositifs, on constate une ethnicisation des rapports sociaux, tant dans les discours institutionnels que dans les pratiques au sein des dispositifs de formation et d’insertion. Cela signifie que l’imputation d’appartenance ethnique, soit le fait de catégoriser une personne en fonction d’une appartenance ethnique réelle ou supposée, devient un référent déterminant des pratiques institutionnelles. Il s’agit d’une minorisation qui consiste à constamment renvoyer l’individu minoritaire à son collectif de référence, son groupe ethnique ou « racial », ici « les Gitans » auquel on l’identifie entièrement. Concrètement, dans les interactions, le recours à la catégorisation ethnique s’articule à d’autres classements : au fait d’être un homme ou une femme, d’être jeune ou adulte, principalement.
L’État social et les « publics cibles »
Ce processus ne s’appuie pas simplement sur le sens commun et une interprétation des marqueurs ethniques. Il s’inscrit dans un contexte de reconfiguration7 de l’État social espagnol, marquée par une décentralisation, une externalisation des politiques vers le secteur associatif et une activation de la protection sociale.8 Définis au niveau de l’Union européenne9, les « publics cibles » (principalement les chômeurs de longue durée, les femmes, les jeunes, les immigrants et les minorités ethniques) sont redéfinis localement dans les pratiques de sélection et de gestion des programmes. Alors que les politiques d’emploi et d’insertion mettent en général l’accent sur une individualisation du traitement du chômage et de la pauvreté, force est de constater que, dans les dispositifs étudiés, les catégories d’appartenance sont prépondérantes face aux individus. Ces derniers pourront être catégorisés alternativement ou cumulativement comme « Gitans », « habitants de la Zona Norte » ou « femmes », selon la manière dont les programmes sont définis.
Coproduction des discriminations
Dans leurs pratiques, les intermédiaires de l’emploi sont confrontés à des discriminations, plus ou moins explicites, en tentant de placer les usagers du quartier auprès de potentiels employeurs. L’analyse des logiques d’insertion met en évidence tant des pratiques de négociation qu’une coproduction de discriminations. En effet, sous l’effet de plusieurs contraintes, les agents institutionnels peuvent rentrer dans le jeu des employeurs. Même dans les cas rapportés de discrimination flagrante, aucune plainte ne sera déposée ni encouragée de la part de ces agents. Un agent chargé du placement au Centre municipal de formation et d’emploi parle de la difficulté associée à la dénonciation : « C’est parfois arrivé qu’ils disent ‘‘non, parce qu’il est gitan’’ […] Le dénoncer ? C’est très difficile. Si nous envoyons trois personnes d’ethnie gitane pour travailler et qu’ils n’en prennent aucune, il faudrait le dénoncer. Mais cette décision est très difficile. Parce que si tu en as trois d’ethnie gitane, cinq qui ne le sont pas et quatre chômeurs qui n’ont rien pour manger… Donc, souvent tu ne sais pas comment tu dois agir. Soit tu dis « ceux-là ou personne et je te dénonce » ou alors j’envoie ces trois qui ne sont pas gitans ».
Le recours à l’expression « insertion continue » souligne le fait que les personnes visées par ces politiques d’insertion sont en quelque sorte continuellement en insertion : passant d’un programme à l’autre, alternant périodes de chômage et emplois précaires ou saisonniers. Ce caractère continuel concerne également des programmes à court terme qui s’appuient sur des agents passant d’une entité à l’autre au gré des subventions. Aux dernières nouvelles, l’impact de la crise en Espagne semble problématique. Avec les restrictions à l’assurance-chômage et sociale, ainsi que les recortes (coupures budgétaires), les habitants du quartier se retrouvent aux avant-postes de la précarité. Bien que réalisée dans un contexte particulier, cette recherche permet de réfléchir à la manière dont les politiques sociales peuvent définir et gérer, en un sens, des populations jugées problématiques.