Auteures: Anna Caputo (Organisatrice communautaire), Suzanne Dessureault (CREMIS et CSSS Jeanne-Mance), Lorraine Doucet (Centre de promotion communautaire Le Phare), Carol Gélinas (ROCFM), Chantal Goyette (CSSS de Laval), Odile Lachapelle (CSSS Louise-Teasdale), Louise Vanier (Interaction famille), Marie-Suzie Weche (Centre Haïtien d’action Familiale)
2004 marque le paysage de l’intervention sociale québécoise pour les familles avec jeunes enfants. Ce qui était épars (les programmes : Naître égaux-grandir en santé, services aux jeunes parents et soutien éducatif précoce) sera désormais regroupé dans le multiprogramme Services intégrés en périnatalité et petite enfance pour les familles en contexte de vulnérabilité et d’extrême pauvreté, soit les très connus SIPPE. Ces programmes fusionnés seront implantés progressivement dans les 95 territoires des Centres de services de santé et de services sociaux (CSSS) avec l’aide de partenaires intersectoriels, publics et privés.
Notre aventure s’amorce comme une suite logique d’actions à la deuxième rencontre qui se déroulait au printemps 2007 entre les membres du ROCFM (Regroupement des Organismes Communautaires Famille de Montréal) et du RQIIAC (Regroupement Québécois des IntervenantEs en Action Communautaire) Montréal-Laval. Ces rencontres avaient pour objectif de partager dans un espace nouveau les préoccupations semblables et différentes des membres face à l’organisation actuelle des multiples programmes de prévention liés à la famille. Ne voulant pas être des cordonniers mal chaussés, nous, quelques intervenantes communautaires qui avons foi dans l’action collective, avons commencé à partager nos analyses, questions et réflexions sur le sens de nos pratiques dans un contexte technocratique. Lors de ces réunions s’est exprimée avec force la volonté de partager publiquement ces interrogations émergeant de notre groupe de libre parole de travailleuses, les Slameuses, dont les contours se tracent à côté et en plus de nos diverses appartenances et rattachements professionnels.
Nous voici donc aujourd’hui la bande des huit qui, entre autres, avons en commun l’exercice d’une large partie de notre métier dans le cadre des programmes de prévention, principalement les « Services intégrés en périnatalité et petite enfance pour les familles en contexte de vulnérabilité » (SIPPE). Cette transversalité expérientielle nous amène en effet à souhaiter établir des échanges, ouvrir les discussions, enclencher des débats avec nos collègues, nos vis-à-vis de la Direction de Santé publique, les gestionnaires des programmes, nos partenaires des divers milieux impliqués dans les volets « environnements favorables » et « accompagnements des familles », en fait, tous ceux et celles qui travaillent pour le mieux-être des parents catégorisés comme « vulnérables ». Avec tous ces acteurs et actrices, nous avons l’espoir de créer des espaces où pensées et actions se solidariseront avec celles des parents pauvres. Loin de nous l’idée de chercher une vérité ; la vérité est comme les familles, comme les intervenantes, comme les organismes, elle est plurielle et nos échanges seront plurilogues.
Les liens de solidarité que nous voulons établir sont en priorité avec les destinataires des programmes que sont les parents. Pour y arriver, notre moyen est de prendre la parole et de la diffuser, d’être nos propres porte-paroles. Dire combien lourd est le poids des mots lus, entendus et prononcés sur le dos ou dans le dos des parents, combien fracassants sont les qualitatifs qui tentent de les définir à leur insu et qui par ricochet nous agressent et nous révoltent. C’est de cela dont il est question dans ce texte collectif. Nous croyons que la manière dont nous définissons les populations dans les textes et les discours des programmes de prévention a de nombreux effets sur le « vivre-ensemble » ou son contraire le « vivre-séparé » ou à distance.
Nous démarrons notre première ronde de discussion par la réflexion autour de ces mots qui nous heurtent en tant qu’intervenantes et citoyennes. Le premier est le terme « vulnérabilité » tel que retrouvé dans le titre du programme : Des mots fracassants : vulnérables, qui de nous, intervenante ou parent pauvre, ne l’est pas ? Ce texte se décline en trois courts moments : les abords du problème à travers deux témoignages, ce qui a été vu, entendu et l’effet ressenti. Nous réfléchissons ensuite sur le sens, les pièges de tels mots, l’importance de la mise en contexte et, enfin, surgissent des questions que nous adressons à nos lecteurs et lectrices.
Un petit tour dans le dictionnaire nous apprend que le terme vulnérable est un : « adj. emprunté (1676) au bas latin qui peut-être blessé et qui blesse dérivé de vulnerare « blesser » au propre et au figuré. Lui-même de vulnus vulneris « blessure », « plaie » « coup porté » employé aussi au figuré ». Ainsi est campé un terme par lequel sera définie une population entière pendant de longues années et mettra à pied d’œuvre une multitude d’intervenantes et d’intervenants des milieux institutionnels et communautaires.
Deux d’entre nous, travaillant en CSSS, témoignent. La première, de la colère d’une mère devant l’étiquetage qu’un programme venait de lui apposer ; la seconde, du problème que pose la conception de la vulnérabilité. Ces deux témoignages nous permettent d’entrer dans le vif du sujet concernant les questionnements que provoquent les SIPPE :
Premier témoignage (juin 2006) : « Je me rappelle la réaction d’une mère de 22 ans qui venait de sortir d’une assemblée générale d’un groupe communautaire. Elle venait d’apprendre que l’activité à laquelle elle participait hebdomadairement depuis un an était subventionnée par un programme nommé « services intégrés en périnatalité et petite enfance pour les familles vivant en contexte de vulnérabilité ». J’ai su à ce moment précis qu’il y avait erreur sur la personne : d’autres qu’elles savaient, prétendaient savoir, soutenaient savoir qui elle était. Elle, qui n’avait pas terminé son secondaire V, elle, qui avait deux enfants et qui désirait en avoir un troisième, elle qui travaillait à temps partiel au dépanneur du coin et qui partageait sa vie avec un conjoint analphabète fonctionnel qui travaillait lui-même dans un dépanneur, elle, qui correspondait exactement aux critères des SIPPE, a été heurtée de cet étiquetage. Non, elle ne considérait pas que sa famille vivait en « contexte de vulnérabilité ». Elle était d’ailleurs en colère à la seule idée que les autres mères qui assistaient à l’assemblée puissent l’avoir identifiée à ce groupe. Elle s’élevait contre cet étiquetage qu’on venait, bien malgré elle, lui coller. Et moi, l’intervenante, il me semble que j’aurais dû savoir quoi dire à cette femme qui souffrait d’être identifiée de cette façon. »
Deuxième témoignage (mars 2006)) : « Au cours de la tenue d’un focus-groupe auquel j’ai assisté à la DSP (Direction de la Santé publique) concernant le programme SIPPE, nous avions des exercices à faire portant sur des cas-types où nous devions mettre en ordre d’importance la cliente la plus « vulnérable ». Nous étions plusieurs intervenantes de CLSC : des infirmières, des travailleuses sociales et une organisatrice communautaire (moi). Quelle ne fut pas la surprise de la représentante de la DSP lorsqu’elle constata que notre choix s’était arrêté sur l’avocate. Celle-ci était à nos yeux la plus vulnérable. Cela défaisait complètement les critères du programme car même si toutes les intervenantes savaient que l’avocate n’était pas pauvre et qu’elle ne cadrait pas avec le programme, c’était elle que nous avions identifiée comme « cas-type » prioritaire le plus urgent pour le bien-être de l’enfant et de la mère. Cela illustre la nécessité de programmes universels car tu peux être une femme professionnelle qui n’a pas de problèmes financiers mais lorsque tu mets au monde un enfant, tu peux être complètement vulnérable. »
Mais, attention, qui dit vulnérable dit son contraire, invulnérable. D’un côté, elles, les femmes de moins de vingt ans, jeunes mères, n’ayant pas complété leur secondaire V, avec de faibles revenus, qui sont étiquetées « vulnérables » et de l’autre, nous, les intervenantes, les gestionnaires, les chercheurs, à moyen et haut revenus, diplômés de cégeps et d’universités avec ou sans enfant… Les invincibles, les irréductibles… Ça donne à réfléchir!
Comment nous sentons-nous, invulnérables intervenantes des services intégrés ? Invulnérables dans nos interventions communautaires et individuelles, dans nos recommandations et bilans, dans nos plans d’action, dans nos interactions avec les jeunes parents pauvres, voire extrêmement pauvres. Il peut être difficile de se tenir dans cette position…intenable, serions-nous tentées de dire ! Autant, il est erroné d’affirmer que les jeunes parents pauvres ne sont définissables que par l’étiquette « vulnérables », autant il est possible d’affirmer que les intervenantes en position d’invulnérabilité, se révèlent souvent vulnérables. Aucune étiquette ne tient la route longtemps devant le réel. On n’est jamais tout à fait invulnérable ni tout à fait vulnérable, les deux se mélangent allègrement dans la vie. Je suis une intervenante extrêmement vulnérable quand j’ai devant moi une femme qui a vécu des expériences bouleversantes et difficiles, qui est allée sur des sentiers de tristesse que je n’ai jamais parcourus, qui a relevé des défis incroyables avec son intelligence, sa finesse et le soutien de gens qui l’aiment.
La vulnérabilité revêt plusieurs formes et ne se trouve pas toujours là où l’on croit la dénicher, d’où l’importance d’identifier ce que ces femmes et leurs familles désirent faire en lien avec ce que nous, comme intervenantes, pouvons faire ou ne pas faire pour les accompagner. Ce que l’on nomme vulnérabilité fait appel à un problème social. Il ne faut pas chercher des pansements pour recouvrir le « bobo», mais commencer par identifier clairement le problème, lequel se situe dans le cas des SIPPE et autres programmes de prévention, dans la sphère des inégalités sociales.
L’idée de l’Autre catégorisé « vulnérable » appelle une autre idée, celle d’infériorité, et risque de nous enfermer dans la peur et l’ignorance. Alors que l’ouverture aux différences déstabilise, oblige à penser à cet Autre et pousse à se remettre en cause, alors que la différence est en soi une richesse permettant de répartir la vulnérabilité équitablement et avec réalisme sur toutes les têtes, l’étiquetage, a contrario, relève le risque de l’enfermement et condamne aux certitudes qui bloquent la reconnaissance de l’autre comme un semblable.
L’un des objectifs principaux des SIPPE est l’empowerment, soit l’appropriation-réappropriation du pouvoir des individus et des collectifs par eux- mêmes. Or, dans ce cas précis des SIPPE, rien n’indique une reconnaissance positive des familles pauvres avec jeunes enfants qui permettent cette appropriation. Comment peut-on, dans un même souffle, épingler des gens en vertu de critères de vulnérabilité, donc en présenter un portrait de personnes incapables et victimes, tout en parlant de leurs capacités et de leurs potentiels… Voilà qui relève d’une gymnastique intellectuelle de haute voltige qui en laisse plus d’une hébétée. Cette logique contradictoire place les intervenantes entre deux chaises ; répondre aux exigences technocratiques et épidémiologiques d’un programme préventif et prédictif, ou respecter, prendre en compte et prendre le parti des familles ; lire dans le cadre de référence des beaux principes de lutte contre les inégalités sociales ou remplir des grilles d’évaluation qui réduisent les parents à un statut d’objet et non de sujet.
Serons-nous celles qui contribueront à maintenir les coupures entre des mondes qui sont étrangers, l’un jugé par l’autre comme étant vulnérable et à risque ? Le choix des mots « vulnérables » (pour eux-elles) et « invulnérables » (pour nous) n’ajouterait-il pas à la sédimentation des fractures sociales ? Pourquoi ne pas commencer par le début en interpellant directement les parents regroupés en associations quand vient le temps de la conception, de la planification et de l’évaluation des programmes les concernant au premier chef ?