Des gestes anodins qui peuvent vous mener loin

Traverser la rue ailleurs qu’à une intersection, s’asseoir sur un muret de béton, s’allonger sur un banc. Ces gestes anodins peuvent vous mener en prison. S’agit-il d’un régime totalitaire ? Non, nous sommes à Montréal, aujourd’hui. On s’explique.

La mise en place de la police de quartier en 1996 a transformé l’utilisation de l’espace public en recourant fréquemment aux contraventions. En 2004, cette approche a été renouvelée avec l’adoption de la Politique de lutte aux incivilités, intégrant ainsi les comportements potentiellement dérangeants des personnes marginalisées et itinérantes parmi les cibles prioritaires du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Dès sa sortie, cette politique a suscité questions et critiques, justement de par son caractère stigmatisant et potentiellement discriminatoire, sur papier comme dans son application.

Les personnes sans logement sont les premières à être touchées par ces contraventions. Selon Bellot et al. (2005), 37 775 constats d’infraction leur ont été donnés de 1994 à 2006, dont plus de 60% découlent de faits liés à la présence dans l’espace public.1 Par ailleurs, sept fois plus de contraventions étaient émises en 2004 que dix ans plus tôt (7215 contre 1069), décuplant la charge judiciaire et financière des contrevenants. Ces derniers finissent par en assumer les frais par un séjour derrière les barreaux dans 72,3% des cas. Toutefois, le nombre de tickets ne représente que la pointe de l’iceberg, puisque les contraventions recensées ont été émises en vertu des codes de la réglementation municipale et de la Société de Transport de Montréal et n’incluent donc pas ceux de la sécurité routière.

Les exemples ne manquent pas pour confirmer l’existence d’une forme de profilage social dans la pratique policière, à l’instar du profilage racial. Toutefois, s’il est facile d’exemplifier abondamment ces deux formes connexes de profilage, il en est autrement au moment de la preuve de la discrimination sur laquelle elles s’appuient. Autant lors de la contestation des accusations pénales que devant des organismes comme la Commission des droits de la personne, la démonstration légale est laborieuse et presqu’aussi complexe que le phénomène de l’itinérance.

Franchir la porte

La succession des différentes étapes de la procédure pénale se bute à la réalité des personnes en situation d’itinérance. Certains acteurs du système judiciaire municipal allèguent, avec raison, que l’absence de ces personnes dans les salles de Cour et les bureaux de perception est fréquente. Dans la majeure partie des cas, il est fort probable qu’elles ne pourront plaider adéquatement leur cause en Cour et se retrouveront en prison sans avoir vu ni juge ni procureur. En effet, il est vraisemblable qu’une personne sans argent ni adresse fixe qui a accumulé des contraventions, risque de manquer ses audiences sans s’apercevoir que de nombreux frais de retard s’ajoutent (une contravention vaut en moyenne 100$ au moment de la remise et on peut compter le double en frais supplémentaires par la suite). La Ville de Montréal a décidé de privilégier la voie réglementaire aux plus lourdes accusations criminelles, comme dans certaines autres grandes villes. Par contre, elle ne s’est pas rendue compte à quel point, petit à petit, les conséquences sont devenues presqu’aussi dommageables que la voie criminelle.

Une autre facette du problème concerne l’ordonnance de travaux compensatoires. Parfois considérée comme un « cadeau » aux personnes fautives, cette mesure s’inscrit dans un système judiciaire ayant d’abord pour fonction de pénaliser. On a tendance à présenter cette alternative comme une panacée alors que, selon Bellot et al. (2005), les personnes itinérantes ne recourent à cette option que dans 15% des cas, entre autres à cause des longs délais entre la prise d’une entente avec la Cour municipale et le début des travaux dans un organisme. Les rendez-vous manqués, le manque d’expérience de certains organismes ayant de la difficulté à comprendre la réalité des personnes itinérantes et le nombre d’heures de travaux trop élevé peuvent parfois contribuer à l’échec de cette formule, malgré la bonne volonté des individus.

Dans près des trois quarts des cas, les personnes en situation d’itinérance paient leur constat d’infraction en franchissant la porte des prisons, l’incarcération, mesure d’exception, étant devenue la règle dans leur cas. Cependant, l’emprisonnement des personnes itinérantes comporte son lot d’effets néfastes. Le séjour en prison peut amener une rupture dans un traitement de méthadone ou de trithérapie, ou dans un parcours de réinsertion (emploi, logement). Si l’objectif initial de la remise de contraventions consiste pour les policiers à faire sortir les personnes de la rue, on observe plutôt le contraire, l’emprisonnement accentuant le niveau d’exclusion sociale.

Harmoniser les interventions

Les personnes en situation d’itinérance subissent ainsi de nombreuses iniquités, dénis de droits et préjugés. Derrière ce constat, qui n’a rien de nouveau, foisonnent non seulement des exemples de heurts opposant les plus marginalisés aux autres citoyens, mais aussi un ensemble de conditions favorables au profilage social. Face à une judiciarisation massive des personnes en situation d’itinérance, comment repenser la cohabitation dans l’espace public et les rapports qui s’y déroulent ?

L’étude de Bellot et al. (2005), plus particulièrement les statistiques sur l’incarcération, a suscité de vives réactions chez les autorités municipale et provinciale, qui ont alors reconnu un glissement face à leurs objectifs initiaux. Dans ce contexte, à défaut de promouvoir des alternatives plus structurelles à la judiciarisation des personnes itinérantes, elles semblent ouvertes au développement d’alternatives à l’incarcération.

Avec le temps, les ressources communautaires ont dû s’ajuster, ne pouvant plus se contenter de dénoncer ou de sensibiliser le public à la judiciarisation sous la bannière de l’Opération Droits Devant du RAPSIM. Ils ont ainsi créé la Clinique Droits Devant, un service d’informations et d’accompagnement dans la sphère juridique montréalaise afin de favoriser le règlement du plus grand nombre possible de situations judiciaires individuelles. De plus, la tribune qu’a offerte la commission parlementaire « itinérante » sur l’itinérance2 constitue un pas de plus pour les organismes et les personnes itinérantes. Cette commission ouvre la porte à une reconnaissance du phénomène par le gouvernement et au développement d’interventions pour répondre aux besoins les plus criants. Une des avenues envisageables est la réalisation d’un cadre législatif par les ministères de la Justice et de la sécurité publique du Québec pour atténuer la judiciarisation.3

Cette commission va dans le sens de la mise en place d’une politique québécoise en itinérance. La plate-forme élaborée par des organismes en itinérance se base sur les droits bafoués quotidiennement des personnes en situation d’itinérance : le droit de cité (occupation de l’espace public et citoyenneté), le droit au logement, le droit à un revenu décent, le droit à la santé, le droit à l’éducation et le droit à un réseau d’aide et de solidarité (RSIQ, 2006). Elle suggère des interventions d’ordre structurel pour soulager le phénomène, tels un investissement massif pour la construction de logements sociaux et un effort significatif pour accroître le revenu des personnes (augmentation conjointe des prestations de la Sécurité du revenu et du salaire minimum). L’itinérance devrait être une priorité dans le menu gouvernemental. Les connaissances de tous et de toutes devraient être étendues et valorisées, notamment en vue de lutter contre les préjugés et favoriser la solidarité. Enfin, cette politique permettrait d’harmoniser les interventions de tous les ministères concernés, en s’appuyant sur une vision globale du phénomène. Il est en effet désolant de constater que les approches menées auprès des personnes itinérantes en santé publique et en sécurité publique se contredisent. Le même État finance à la fois des organismes d’aide et la police, mais les interventions de l’une court-circuitent celles de l’autre.

Une occupation plus fraternelle de l’espace

Alors que le badaud qui promène son chien ou la petite famille venue pique-niquer dans l’herbe utilisent l’espace public comme lieu de transit, la personne itinérante y dort, y mange et s’y change. Le regard qu’on lui porte est souvent soupçonneux, empreint de jugement et teinté d’un sentiment d’insécurité. Des exemples de mendicité insistante ou de pare-brise mal nettoyé par un squeegee contribuent à généraliser l’idée selon laquelle les comportements des personnes itinérantes constituent, plus que les autres, un facteur de dangerosité. La revitalisation des centres des grandes villes occidentales depuis la fin des années 90 illustre bien ce sentiment d’insécurité grandissant. On répond ainsi à la volonté de rendre nos rues plus « propres » et d’offrir un parcours sans danger aux touristes qui s’aventurent dans le cœur de nos cités. Ce sont les marginaux qui subissent les conséquences moins reluisantes de ces lucratives initiatives que sont les projets culturels, commerciaux et immobiliers d’envergure.

On constate qu’il y a une contradiction flagrante dans les discours de notre société. D’un côté, on affirme qu’il faut endiguer l’extrême-pauvreté et aider la personne itinérante à exercer sa citoyenneté et, de l’autre, on fulmine en affirmant que sa citoyenneté n’est conditionnelle qu’à sa propre reprise en main. N’est-il pas nécessaire de déconstruire ces discours afin de mettre en évidence les conditions qui engendrent la stigmatisation et les atteintes aux droits des personnes les moins nanties et de développer des approches favorables à l’exercice de la citoyenneté ?

L’émission massive de contraventions aux personnes en situation d’itinérance comme outil de « gestion » de l’espace public s’est avérée une solution drastique et dommageable pour ces dernières. Révélatrice des heurts et tensions dans la rue comme dans le métro, la « contraventionnalisation » est une approche stigmatisante qui, réalisée de manière consciente ou non, relève de la discrimination. Dans ce contexte, il est nécessaire de favoriser une occupation plus fraternelle de l’espace public et de valoriser la citoyenneté des personnes en situation d’itinérance.

Notes

1 Les données proviennent de la Cour municipale de Montréal. Les infractions recensées incluent, entre autres choses, la mauvaise utilisation du mobilier urbain, le flânage, le fait d’être assis ou couché par terre, d’occuper deux espaces de bancs de parc, d’être assis sur un muret de béton, de cracher, de consommer de l’alcool ou de jeter ses cendres de cigarette par terre.

2 Cette commission s’est déroulée du 29 septembre au 4 novembre 2008 dans les villes de Montréal, Trois-Rivières, Gatineau et Québec. 3 Sur la judiciarisation des personnes itinérantes, l’exercice de la citoyenneté et la Politique en itinérance, voir www.rapsim.org

Références

Bellot, C., Raffestin, I., Royer, M.-N. et V. Noël (2005). La judiciarisation et la criminalisation des population itinérante à Montréal de 1994 à 2006, Rapport de recherche pour le Secrétariat national des sans-abri, Montréal. (disponible au www.rapsim.org)

Réseau Solidarité Itinérance du Québec (2006). Pour une politique en itinérance. Plateforme de revendications, Réseau Solidarité Itinérance du Québec, Montréal.