Dans un contexte où l’État s’engage à se désengager de ses responsabilités traditionnelles en matière de lutte à la pauvreté et de garant des droits sociaux et où les mouvements sociaux de la société civile n’arrivent plus à faire reculer l’agenda néolibéral, que représente la volonté de l’État québécois de partager ses responsabilités avec certains acteurs sociaux dont les groupes de défense collective des droits ? S’agit-il d’une opportunité d’action pour les chercheurEs et praticienNEs ? D’une stratégie de récupération de ceux-ci ? Ou encore d’une démission étatique en matière de lutte à la pauvreté?
Ces questions ont été débattues lors d’un séminaire réunissant praticienNEs et chercheurEs de différents horizons organisé le 15 juin 2017 au CREMIS avec comme titre «Démantèlement de l’État social et lutte à la pauvreté : quelle place pour la défense collective des droits?». Quatre panélistes, Maxime Boucher, Emmanuelle Bernheim, Bill Clennett et Vivian Labrie, ont été invités pour lancer les discussions. Une délégation de l’Association APPUIS (Accueil Prévention Urgence Insertion Sociale) de Mulhouse en Alsace a participé à ces échanges afin d’en connaître davantage sur le modèle québécois des organismes communautaires en défense collective des droits.
Laurent Konopinski, directeur général de l’Association APPUIS, a bien exprimé comment se traduit cette problématique sur le terrain lorsque vient le temps d’intervenir auprès de personnes appauvries. Que peuvent faire concrètement les praticienNEs pour soulager minimalement les misères intolérables qu’ils et elles côtoient, sans pour autant participer à la fabrique de l’exclusion sociale en aidant les individus dit « mal-adaptés » ou « exclus » à se «réadapter» ou à « s’intégrer » au système même qui produit l’exclusion?
Cet article a été écrit à partir de différents points de convergence et de divergence qui ont émergé au séminaire avec l’objectif de dégager des pistes futures de discussion et d’action. Il ne s’agit pas d’un résumé exhaustif des points de vue exprimés. Nous mettons plutôt en tension certains points divergents afin d’identifier des nœuds ou des problèmes qui nous paraissent particulièrement intéressants. Ces points sont traités en lien avec les trois grands thèmes qui ont structuré le séminaire : l’État social, la lutte à la pauvreté et la défense collective des droits sociaux.
L’État social, exploitation et émancipation
D’abord, plusieurs consensus se dégagent: l’État social, tel qu’on le connaissait, est en voie d’être démantelé. Il garantit moins de protections sociales qu’auparavant et les groupes de défense collective des droits ne réussissent pas à ralentir ce démantèlement qui appauvrit et exclut des milliers de personnes. Le développement de l’État social, surtout pendant les trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, a contribué à élargir l’accès à la citoyenneté et au bien-être en garantissant diverses protections et assurances sociales aux individus et en favorisant le plein-emploi. C’est alors que la qualité de vie de certaines franges de la population s’est améliorée considérablement et que la «classe moyenne» est apparue de plus en plus comme ayant un niveau de vie auquel tout le monde pouvait aspirer. Cependant, depuis la fin des années 1970, on observe plutôt une inversion de cette tendance, avec l’érosion de la classe moyenne, l’apparition de nouvelles formes de travail précaire, la croissance des inégalités sociales et le développement de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
Du côté des divergences exprimées au séminaire, différents points de vue émergent quant aux origines et à la visée de l’État social. Ainsi, certains mentionnent que le développement de l’État social a d’abord été motivé, au début du 20e siècle, par une volonté d’une partie de l’élite de trouver une réponse à des problèmes sociaux – dont l’appauvrissement et la colère des ouvriers – jugés menaçants pour la paix et la stabilité sociales. Dans cette perspective, les formes de solidarité mutuelles, alors instituées par l’État, auraient surtout servi à réduire les risques sociaux associés à l’industrialisation, à commencer par la fracture sociale entre prolétariat et patronat. On fait valoir que l’État social a permis à une industrialisation destructrice pour l’humain et pour la Terre de se reproduire de manière relativement harmonieuse et stable, malgré les conséquences néfastes qui en découlent.
D’autres personnes présentes font valoir que le développement de l’État social relève non pas des élites, mais bien de la base puisque ce seraient les mouvements sociaux et les syndicats, en s’organisant et en luttant pour les droits sociaux, qui auraient présidé à ce développement. Toutefois, ce ne sont pas tous les mouvements sociaux qui auraient réussi à se faire reconnaître également, les groupes racisés ayant depuis longtemps critiqué l’État social pour sa tendance à privilégier la classe moyenne blanche et salariée aux dépens des minorités. Ces divergences soulignent l’importance de développer nos recherches et échanges sur les origines et les possibles de l’État social, afin de mieux dégager ce qu’il nous est permis d’en espérer.
Élimination de la pauvreté ou perpétuelle réinsertion
L’expression « lutte à la pauvreté » est polysémique et peut désigner une panoplie de pratiques, dont certaines s’opposent dans leurs fondements et dans leurs visées, comme la défense collective des droits et le développement de services ciblés et exclusifs aux personnes en situation de pauvreté. Par ailleurs, la lutte à la pauvreté comprend deux termes : lutte et pauvreté. C’est donc dire qu’elle désigne des pratiques, des actions, des interventions qui s’attaquent à la pauvreté. Dès lors, ces différentes actions se retrouvent en étroite relation avec la manière de concevoir, de définir, voire de mesurer ce contre quoi elles luttent – en l’occurrence la pauvreté.
Sur la mesure plus spécifiquement, les avis divergent chez les participants. D’un côté, on considère qu’il faut avoir une mesure claire de la pauvreté fondée sur des indicateurs comme la mesure de panier de consommation. Cette mesure, qui permet de définir le revenu nécessaire pour chaque type de ménage dans un temps et un lieu donnés pour combler les besoins de base de ses membres, pourrait servir à évaluer nos pratiques de lutte à la pauvreté ou à concevoir des politiques publiques. Par exemple, cette mesure servirait à concevoir des mécanismes de transfert de revenus qui ne laisseraient personne en deçà du revenu minimum établi pour pouvoir satisfaire leurs besoins de base.
De l’autre côté, on questionne les risques qu’il y a à concevoir la pauvreté exclusivement à travers des indicateurs statistiques quantitatifs. On fait valoir que si la pauvreté se vit comme un manque de ressources pour combler ses besoins, elle est aussi une situation dans laquelle la personne se trouve stigmatisée et exclue par l’effet conjugué de sa situation défavorable sur les marchés du travail et de la consommation et des services et programmes qui lui sont exclusivement destinés et qui la stigmatisent en tant que personne en situation de pauvreté. En comprenant la pauvreté à partir d’un seuil de revenu préétabli, il serait possible pour une société de se targuer d’avoir éliminé la pauvreté en permettant à quiconque d’atteindre ce minimum par l’intermédiaire de transferts gouvernementaux, tout en laissant intactes les dynamiques enrichissantes et appauvrissantes.
Sur ces dynamiques «enrichissantes et appauvrissantes», la réflexion est à poursuivre. Alors que sont manifestes au séminaire autant la volonté de s’attaquer aux causes de la pauvreté (ou du moins de ne pas les perpétrer) que le postulat que nous vivons dans une société qui génère systématiquement et collectivement des inégalités et des exclusions sociales, il est pourtant difficile de dégager un consensus relatif aux causes de cette même pauvreté.
Cet enjeu se pose de façon singulière en cette ère néolibérale, puisque le néolibéralisme influe autant sur les causes de la pauvreté que sur les manières de la concevoir et de la résoudre. Selon l’agenda néolibéral, le rôle de l’État dans la lutte à la pauvreté consiste à organiser les acteurs de la société civile afin qu’ils luttent eux-mêmes contre la pauvreté. Cette tendance favorise, par le fait même, le déploiement de dynamiques de régulation sociale qui encouragent à la fois la responsabilisation et la discipline des individus et populations dites « à risque ». Comme conséquence du néolibéralisme, les acteurs et actrices de la société civile et les différents enjeux qui les préoccupent représentent autant de « causes » à défendre qui sont mises en concurrence dans l’espace publique et l’arène politique face aux bailleurs de fonds. Cette mise en concurrence favorise l’adoption, volontaire ou non, d’une logique corporatiste. Pour obtenir du financement et de l’attention politique et médiatique, on doit mettre en évidence l’injustice particulière vécue par chaque type de personne et population, que ce soit, par exemple, les enfants, les jeunes, les mères monoparentales ou les personnes immigrantes, entre autres. Dans ce contexte de morcèlement de la question sociale, il devient de plus en plus difficile pour les groupes de conserver une approche globale et d’agir sur les causes structurelles de la pauvreté.
Ce constat exige de mieux définir et comprendre ce que renferme concrètement la lutte à la pauvreté. Considérant que la pauvreté est la résultante de « dynamiques enrichissantes et appauvrissantes », il faudrait cerner les causes et les rouages de celles-ci afin de bien identifier ce contre quoi nous luttons et comment mener adéquatement cette lutte.
Finalement, plusieurs intervenantEs soulignent que la lutte à la pauvreté les place dans une posture morale et professionnelle difficile, puisque le soulagement des problèmes individuels et la réinsertion sociale pourraient permettre la reproduction même de la société qui génère la pauvreté et l’exclusion. À l’éprouvante question « que faire ? », il est proposé d’intervenir en prenant en compte la globalité des personnes et en faisant émerger les libertés et les oppressions qui traversent autant l’expérience de celles qui ont recours aux services sociaux, que de celles qui y travaillent.
Ces nœuds pourraient être davantage dénoués et ces possibilités d’action explorées en créant des lieux d’échanges entre praticiens et usagers des services sociaux, afin de discuter des limites organisationnelles, personnelles et structurelles, entre autres, qu’ils rencontrent dans leur intervention professionnelle ou dans leurs parcours de vie.
La défense collective des droits sociaux
La défense collective des droits sociaux a été au centre des discussions lors du séminaire. Il s’agit d’une approche particulièrement développée au Québec qui désigne des pratiques sociales visant à accompagner des collectivités dont les droits sont bafoués, afin que celles-ci puissent développer leur pouvoir d’agir, se représenter dans l’espace public et lutter dans le but d’obtenir une modification des règles et lois en vigueur qui leur serait favorable. Ce faisant, la défense collective des droits interpelle et fait notamment pression sur les décideurEs afin qu’ils et elles adoptent ou modifient des lois. Qui plus est, ce type de défense des droits évolue dans un cadre administratif et financier reconnu, soutenu et régulé par l’État québécois par l’intermédiaire du Secrétariat à l’action communautaire autonome et aux initiatives sociales qui est une des nombreuses branches du Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale du Québec.
Lors les échanges, on fait état du rôle dynamique qu’a joué la défense collective des droits dans le développement de l’État social, en faisant la promotion de politiques sociales plus inclusives et en mobilisant les personnes qui en sont exclues. Ce faisant, plusieurs groupes marginalisés et appauvris auraient ainsi réussi à obtenir des gains significatifs eu égard à leurs conditions de vie.
Sur le terrain, la défense collective des droits se trouve cependant dans une posture financière difficile et l’autonomie des groupes qui la portent est questionnée. Ces pratiques, qui visent à comprendre les effets injustes du cadre légal et à transformer celui-ci, se trouvent de plus en plus marginalisées par les méthodes de financement des groupes communautaires inspirées de la nouvelle gestion publique. Par ces méthodes, on tend à orienter les groupes vers des projets collectifs qui impliquent directement les individus dans des solutions immédiates pour améliorer leur sort et qui sont susceptibles d’avoir des résultats rapides et mesurables. Ainsi, la cible des interventions devient davantage le cadre social de vie que le cadre légal. Ce faisant, c’est tout le discours et l’analyse que porte la défense collective des droits qui se trouvent à devoir se conformer aux méthodes et aux objectifs prescrits par les bailleurs de fonds – l’offre de fonds ayant un impact direct sur le rôle et la mission du milieu communautaire et son capacité d’agir.
Ces constats soulignent la nécessité d’une analyse approfondie du rôle des bailleurs de fonds dans le détournement de la mission du secteur communautaire. Ils soulignent aussi la nécessité de stratégies pour résister en défendant l’autonomie et le fonctionnement démocratique de ce secteur, tout en réaffirmant sa visée de transformation sociale.
On se demande si la diversité du mouvement communautaire – et plus largement des mouvements sociaux – fait sa force ou sa faiblesse. D’un côté, ce mouvement a du mal à dégager une alternative viable et rassembleuse au modèle capitaliste néolibéral actuel. De l’autre, c’est justement la diversité et la pluralité du communautaire qui lui permettent de porter des points de vue à la marge des points de vue dominants et de développer des pratiques et des espaces alternatifs. Ce débat traverse les mouvements altermondialistes. Il s’agit d’un débat difficile et sensible qui requiert d’explorer les fondements de ces postures opposées pour identifier des convergences possibles.
La défense collective des droits se trouve donc dans cette posture paradoxale où elle est soutenue financièrement par l’État afin de surveiller et de critiquer ce dernier en matière de justice sociale et de droits sociaux. Si on admet que l’État participe aux dynamiques enrichissantes et appauvrissantes, que signifie donc la défense collective des droits comme critique d’un État appauvrissant qui soutient financièrement sa propre critique? Des thèses critiques du néolibéralisme rappellent que ce type de défense des droits pourrait être un des nombreux dispositifs disciplinaires qui cherchent à rendre les individus responsables de leur propre sort, afin de décharger l’État de ses responsabilités sociales. Il s’agit de rendre la société civile capable de s’autoréguler en pouvant se passer des droits sociaux, relevant de l’État, pour pallier aux risques sociaux.
D’un autre côté, la défense collective des droits a permis de faire reconnaître les individus les plus stigmatisés et exclus de la population comme des citoyens à part entière qui ont la capacité et le droit d’assumer leur dignité et leur responsabilité citoyenne. À ce propos, Emmanuelle Bernheim a rappelé, lors du séminaire, qu’il ne s’agit pas simplement de redonner une compétence à des individus pour qu’ils puissent s’en acquitter correctement. En effet, ses recherches auprès de personnes qui se représentent seules devant les tribunaux montrent qu’elles n’ont pas nécessairement les compétences ni les ressources pour se représenter convenablement. Faute de bien saisir les procédures et le langage juridiques, elles perdent plus souvent qu’autrement.
La défense collective des droits peut ainsi être vue de deux manières opposées: sert-elle à émanciper les individus opprimés, ou plutôt à étendre le joug d’un régime oppressant jusqu’à en responsabiliser les personnes opprimées et y intégrer les laissés pour compte?
La question du rôle de la défense des droits est liée à celle de la pertinence des droits sociaux comme tels en tant que cible des revendications des mouvements sociaux. Le discours sur les droits sociaux est souvent trop abstrait pour rejoindre les parties de la population qui vivent le plus d’injustices sociales. Bill Clennett a rappelé aux participants que la Ligue des droits et libertés a fait le constat de l’incompatibilité des droits sociaux avec l’ordre économique et politique existant. Ces droits ne seraient accessibles que pour ceux et celles qui ont les capacités de se conformer au modèle de la classe moyenne. Il ne faut pas non plus trop rapidement associer le thème des droits sociaux à la gauche politique, dans la mesure où ces droits peuvent être instrumentalisés par divers projets et tendances politiques. Conséquemment, les droits sociaux ne veulent pas nécessairement dire justice sociale. D’un autre côté, les droits sociaux sont des acquis historiques qui ont permis l’élargissement de la citoyenneté et on ne peut pas les laisser tomber, d’autant plus que le droit est un terrain de lutte central où sont déterminées les conditions dans lesquelles nous voulons vivre.
Tout comme les divergences de points de vue concernant l’État social lui-même, ces divergences exprimées lors du séminaire sur la défense des droits ouvrent sur la nécessité d’approfondir collectivement les connaissances sur les origines et les fondements des droits sociaux. L’incompréhension apparente de ces droits chez la majorité de la population souligne l’intérêt de mener cet approfondissement avec un échantillon diversifié de personnes.
Lieux de réflexivité critique
Ce séminaire a été une amorce de réflexion avec différents acteurs engagés et concernés par la pauvreté, dont certains tentent de l’éliminer à travers la défense collective des droits, tandis que d’autres se demandent si ce type d’action est le meilleur moyen pour l’enrayer. Des lieux de réflexion comme ce séminaire sont, selon nous, d’une importance fondamentale. Ils permettent aux praticienNEs et aux chercheurEs de réfléchir ensemble sur leurs propres pratiques et recherches. Il s’agit d’un lieu de réflexivité critique rare et précieux pour sa pertinence et sa fécondité.
Par cet article, nous espérons avoir donné un tour de roue supplémentaire aux discussions en mettant en évidence et en tension des avis divergents. Ce faisant, il nous sera plus facile de poursuivre le dialogue à partir des quelques repères que cet article aura pu fournir. Nous ne pouvons toujours pas répondre précisément à la question de savoir quelle est la place de la défense collective des droits au Québec, mais nous avons une meilleure idée des réponses qui peuvent être données à cette question, des réponses qui, rappelons-le, peuvent se trouver en parfaite opposition. Nous espérons que des chercheurEs se saisissent ou s’inspirent des questions soulevées pour y apporter des éléments factuels et historiques qui pourraient enrichir des discussions futures.
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- Maxime Boucher
- Sylvia Bissonnette
- Tristan Ouimet Savard
- Coordonnateur au développement des pratiques et à la défense des droits, Regroupement des Auberges du cœur du Québec