Le Québec a la réputation d’être un endroit où les droits des locataires sont étendus et défendus, davantage qu’ailleurs au Canada. Ce, notamment à cause du rôle structurant joué depuis les années 1970 par le Tribunal administratif du logement (TAL)1. En effet, il n’y a qu’au Québec et en Ontario qu’une telle institution existe pour encadrer les relations entre les propriétaires et les locataires. C’est d’ailleurs dans ces deux provinces que le cadre réglementaire est le plus strict sur le contrôle des loyers et les procédures d’éviction, en limitant le droit de propriété pour protéger les locataires.
Pour que leurs droits soient défendus, les locataires doivent toutefois pouvoir reconnaître que leur situation est injuste, connaître leurs droits et avoir les capitaux nécessaires pour se défendre, c’est-à-dire l’argent, les compétences ou les réseaux pour le faire. Même si certain·es de ces locataires font appel à leur comité logement, ou embauchent parfois un·e avocat·e, ils et elles se retrouvent bien souvent seul·es face à l’institution pour se défendre lors d’une situation problématique.
Dans un contexte d’augmentation des expulsions résidentielles au Québec dans les dernières années, et reconnaissant que les expulsions ont des conséquences importantes pour les ménages, nous présentons ici comment les locataires défendent leurs droits au logement dans le cas où leurs propriétaires souhaitent exercer leur droit de reprise de logement pour elles ou eux-mêmes, ou pour des proches. Nous proposons de discuter des difficultés rencontrées par les locataires pour faire valoir leurs droits, au regard d’enjeux de procédure, de temps et d’argumentation qui émergent dans le déroulement des audiences au TAL.
Démarche d’enquête
Ce projet de recherche s’inscrit dans la sociologie du traitement judiciaire des expulsions par les tribunaux administratifs2, comme le TAL, et des liens entre le travail de ces institutions et l’aliénation résidentielle. Les résultats3 présentés ici poursuivent la réflexion amorcée suite à une analyse quantitative des décisions en matière de reprise de logement de l’année 2021 (plus de 1200 décisions).
Ce texte propose de dégager les enjeux liés à la défense des droits des locataires (Goyer, 2023) par une analyse qualitative du déroulement d’audiences en matière de reprise. Les données analysées ici proviennent d’une recherche ethnographique exploratoire (Borri-Anadon et Goyer, 2018) effectuée lors de l’hiver 2023 afin d’observer comment les locataires ont défendu leurs droits et la réponse du tribunal à cet effet.
Ce travail s’inscrit dans la lignée des recherches menées par Martin Gaillé et son équipe sur d’autres cas. Ces derniers·ères se sont intéressé·es aux contentieux sur la question des expulsions pour non-paiement de loyer (demandes qui sont introduites par les propriétaires) et sur les questions de salubrité des logements (demandes qui sont introduites par les locataires). Selon Gaillé et Besner (2017), les pratiques du TAL dans ces contentieux sont à l’avantage des propriétaires et contribuent à la marginalisation des locataires et au non-recours aux droits.
Plus largement, notre recherche s’ancre théoriquement dans l’étude de la mobilité forcée, dont font partie les reprises de logement. Celle-ci est conceptualisée comme un processus d’aliénation résidentielle qui fait le lien entre la crise du logement et les crises personnelles, souvent traumatisantes, qu’elle engendre : « l’expérience de l’aliénation résidentielle […] se caractérise par la précarité, l’insécurité et la perte de pouvoir. Cela est produit par la marchandisation, les déplacements et la dépossession, et exacerbé par les inégalités » (Madden et Marcuse, 2016, p.59). À cet égard, la mobilité forcée représente une des formes les plus importantes de l’aliénation résidentielle.
Au Québec, on associe généralement les politiques de logement aux programmes qui financent le logement social, communautaire et sans but lucratif. Or, le parc de logement social y est assez limité avec un pourcentage d’habitation autour de 5 %. Depuis les années 1970, les gouvernements misent sur les réglementations du marché locatif pour assurer le droit au logement au Québec (Bergeron-Gaudin, 2023). Ainsi, la plupart des dispositions protégeant les locataires et, par ricochet, le droit au logement (même s’il n’existe pas en tant que tel dans les Chartes, par exemple) se retrouvent dans le Code civil et le TAL est l’institution chargée d’arbitrer ces droits.
Reprises de logement
Selon le Code civil du Québec : « Le locateur d’un logement, s’il en est le propriétaire, peut le reprendre pour l’habiter lui-même ou y loger ses ascendants ou descendants au premier degré, ou tout autre parent ou allié dont il est le principal soutien. […] Il peut aussi le reprendre pour y loger un conjoint dont il demeure le principal soutien après la séparation de corps, le divorce ou la dissolution de l’union civile » (art. 1957 al. 1).
La reprise de logement est un recours que possèdent les propriétaires pour mettre fin à un bail afin de reprendre un logement pour se loger elles ou eux-mêmes, ou y loger un·e membre de leur famille proche. Ce droit existe pour permettre, par exemple, à une personne ayant acheté une propriété d’occuper un logement qui en fait partie. Ce droit s’applique aux propriétaires individuel·les seulement, la copropriété ne permet pas la reprise de logement, à moins que les copropriétaires soient des conjoint·es. Les entreprises sont exclues de ce droit également. Mais, comme le rappellent les juges du TAL dans bien des décisions, ce droit de reprise doit être accordé avec diligence. Le droit au maintien dans les lieux est ainsi inscrit dans le Code civil, afin de protéger les locataires des expulsions abusives : « Tout locataire a un droit personnel au maintien dans les lieux; il ne peut être évincé du logement loué que dans les cas prévus par la loi » (art. 1936 al. 1). Cela signifie qu’après la signature du bail par les deux parties, les propriétaires ne peuvent mettre fin au bail sans autorisation, soit des locataires, soit du TAL.
L’exercice du droit est donc encadré : pour être légale, une demande de reprise doit respecter certaines règles. En effet, les propriétaires doivent aviser les locataires de leur intention de reprise au moins six mois avant la fin du bail, soit généralement avant le 31 décembre pour les baux se terminant le 30 juin. Les locataires disposent d’un mois pour répondre, sans quoi ils et elles sont réputé·es s’opposer à la reprise. Dans ce cas, les propriétaires ont un mois pour introduire un recours au TAL. Lors de l’audience, ils et elles doivent convaincre le TAL de la véracité de leur projet de reprise, ce qui peut impliquer le témoignage de certaines personnes pour appuyer la demande. Dans les cas où la reprise est approuvée par le TAL, les locataires ont droit à un dédommagement pour couvrir leurs frais de relocalisation.
À première vue, le droit au maintien dans les lieux semble assez protégé. Toutefois, depuis plusieurs années, les comités logement au Québec dénoncent ce droit de reprise, en particulier en période de crise de logement. Selon une enquête effectuée par le Comité logement Petite-Patrie (2020), la question des reprises de logement représente un phénomène de plus en plus prégnant au Québec, en particulier à Montréal. En 2014, le TAL rendait environ 800 décisions en matière de reprise, alors qu’en 2022, ce chiffre est monté à 2500. En 2021, les deux tiers des demandes de reprises que nous avons étudiées étaient acceptés ou entérinés par le TAL (Goyer, 2023) ce qui confirme les données compilées par Gallié (2016). En outre, selon le Comité, les reprises frauduleuses sont nombreuses : dans plus de 40 % des cas de reprises de leur enquête, le logement a été soit vendu, soit loué à nouveau dans les mois qui ont suivi le processus. Dans plusieurs situations, le montant du loyer a grandement augmenté. Le rapport mentionne même le cas d’une hausse de 63 %.
Pour mieux comprendre ce phénomène, nous nous sommes tournés vers le processus judiciaire même, c’est-à-dire les audiences, pour étudier la façon dont les juges arrivaient à accepter ou entériner un si grand nombre de demandes et, par conséquent, à officialiser des expulsions résidentielles dans un contexte de crise du logement.
Déroulement des audiences
Lorsque les parties arrivent au Tribunal, elles doivent en premier lieu s’inscrire auprès des greffiers·ères pour confirmer leur présence. Par la suite, les juges font l’appel et les parties se rendent dans la salle qui a été assignée pour la cause. Dans le cas d’une reprise de logement, les propriétaires doivent alors fournir une copie du bail et un certificat de propriété ou un compte de taxes municipales, pour attester de leur statut. Après vérification des documents, les locataires doivent exposer le motif d’opposition à la reprise du logement, sans donner leurs arguments puisque cette partie n’est que déclaratoire. Si les locataires ne s’opposent pas à la reprise, mais souhaitent plutôt une compensation en échange de leur départ, ils ou elles peuvent indiquer ce qui leur semblerait être un juste montant. Les locataires exposent parfois leurs demandes avec l’aide des juges, qui s’appuient sur la jurisprudence sur le sujet. Finalement, les juges demandent aux propriétaires de justifier la reprise en présentant leur projet.
Si l’opposition des locataires tient à la bonne foi des propriétaires, soit parce qu’ils ou elles estiment que le projet est une éviction déguisée ou qu’elle est due à des conflits entre les parties, les juges demandent aux propriétaires de présenter leur projet. Des séries de questions et réponses croisées entre juges et propriétaires servent alors à mesurer la bonne foi et la dimension permanente de la reprise. Par la suite, ce sont les locataires qui sont appelé·es à poser des questions aux propriétaires et à présenter des preuves pour mettre en doute la crédibilité du projet. Généralement, les juges en profitent pour demander des éclaircissements, non seulement sur les preuves, mais également sur le projet. Certain·es locataires choisissent de mentionner les conséquences d’une expulsion sur leurs vies. C’est suite à ces échanges que les juges prendront une décision, qui sera publiée dans les semaines suivantes.
Lors des observations effectuées en 2023, nous n’avons pas constaté d’interventions de la part des juges se positionnant explicitement en faveur des propriétaires. Toutefois, il apparaît que le fonctionnement de l’audience et la procédure judiciaire instituent un traitement défavorable aux locataires. Nous présentons ici trois facteurs principaux de ce déséquilibre : la question du temps, la question des arguments et la question de la procédure.
Le temps
L’univers juridique a une contrainte majeure : le temps. Dans le cas des reprises de logement, le TAL accorde habituellement une heure pour les audiences, ce qui équivaut à trois audiences par demi-journée. Cependant, celles-ci peuvent se prolonger au-delà de l’horaire prévu, puisque les juges laissent les parties prendre le temps nécessaire pour présenter leurs dossiers et questionner la partie adverse. Comme nous l’avons mentionné plus haut, la première partie de l’audience, après la présentation des documents et des positions des parties, est consacrée à l’étude du projet des propriétaires durant laquelle des témoins peuvent être appelé·es et les juges peuvent poser des questions aux personnes défendant le projet (propriétaires et bénéficiaires de la reprise).
Pendant ce temps, les locataires attendent de se faire entendre. Le tribunal leur donne le droit de questionner également les témoins des propriétaires, mais, dans la mesure où un contre-interrogatoire nécessite des compétences que toutes et tous n’ont pas nécessairement, il est rare que cela se produise, sauf s’ils ou elles sont représenté·es par un·e avocat·e. Généralement, ils et elles laissent les juges s’assurer du bien-fondé du projet et questionner les propriétaires. Il n’est pas rare que cette première partie de l’audience s’étire et, si ce n’est pas la première audience de la journée, les locataires n’auront pas le temps de donner leur version et de présenter leur dossier. L’audience sera alors repoussée à une autre date. Lors de l’annonce du report, plusieurs juges conseillent aux parties de s’entendre, ce qui signifie pour les locataires d’accepter la reprise et de s’entendre sur le montant de la compensation. En fait, d’après nos observations, les juges proposent souvent aux parties de s’entendre, même quand la question du temps n’est pas un enjeu, pour gagner du temps en général (d’audience, d’analyse et de rédaction de décision, de publication, etc.). Or, même si cette proposition fait partie de la procédure judiciaire, elle est souvent au détriment des locataires qui sont amené·es à accepter de quitter leur logement, ce qui équivaudrait à une reprise acceptée malgré leur opposition.
Ici, la gestion du temps limite les locataires dans la défense de leurs droits devant le tribunal, mais laisse une certaine marge aux propriétaires pour convaincre les locataires d’accepter la reprise.
Les arguments
Dans la présentation de leur projet, l’essentiel des arguments des propriétaires se concentre généralement sur la dimension économique. En effet, les projets de reprise sont le plus souvent motivés par des considérations financières qui les forcent à occuper ce logement : par exemple suite à la vente de leur maison, ou parce que le logement qu’ils ou elles occupent est devenu trop cher. Dans d’autres cas, l’argument économique est employé pour expliquer le choix de reprendre un logement plutôt qu’un autre dans l’immeuble, notamment lorsque le loyer de celui-ci est moins élevé (et que le logement est donc moins rentable). Les difficultés financières des bénéficiaires de la reprise représentent bien souvent des arguments centraux. Bien qu’il s’agisse d’éléments importants pour déterminer la crédibilité du projet de reprise, les juges exigent peu de preuves de ces difficultés, alors qu’il serait possible de demander les baux des logements actuellement occupés, et/ou les actes de vente (et donc les prix), par exemple. Par ailleurs, les propriétaires peuvent également justifier leur projet en fonction d’une nouvelle situation familiale ou d’un nouveau projet professionnel qui rendrait la reprise crédible. L’essentiel de leur argumentation est ainsi basé sur leurs expériences et sur leurs projets futurs.
De leur côté, les locataires qui s’opposent à la reprise ont deux possibilités : démontrer que le processus d’avis de la demande n’est pas valide et/ou démontrer que la reprise est une éviction déguisée. La meilleure chance des locataires pour empêcher la reprise est de trouver une faille procédurale dans l’avis de reprise, soit dans les informations incluses dans la lettre envoyée par les propriétaires, soit dans le respect des dates et des délais. En effet, selon notre analyse des décisions de 2021 (Goyer, 2023), les questions de procédures représentent la majorité des causes de refus de reprises de logement par les juges. Maîtriser les éléments juridiques nécessaires à ce type d’argument devient ici un enjeu de taille pour les locataires : ils et elles doivent bien connaître la procédure pour être en mesure de se défendre. Les locataires accompagné·es d’un·e avocat·e ont évidemment plus de succès à cet égard. Or, d’après nos données et observations, la présence des avocat·es est rare.
S’il n’y a pas de vice de procédure, l’opposition à la reprise se base sur l’argument d’une éviction déguisée. Cela peut se faire de plusieurs façons. Soit par la démonstration que les bénéficiaires de la reprise n’occuperont pas le logement, en prouvant par exemple qu’ils ou elles occupent déjà un logement dans l’immeuble ou travaillent dans une autre ville. Soit par la démonstration que la reprise est due à un litige entre les parties, par rapport au paiement du loyer par exemple. Ou encore par la démonstration que des travaux sont en cours, ou que les propriétaires avaient mentionné leur projet d’augmenter les loyers. Des preuves matérielles et des témoignages sont alors nécessaires, et la preuve est difficile à faire. Les locataires ont généralement peu de succès pour convaincre les juges de la non-crédibilité du projet.
Si, dans la preuve des propriétaires, la situation financière et leurs projets futurs sont considérés comme valables, les impacts sur la vie des locataires ne sont pas pris en compte dans la décision (à moins de se référer à l’article du Code civil qui protège les locataires aîné·es à faible revenu). Quand les locataires veulent faire preuve des conséquences financières, familiales et sociales de la reprise auprès du tribunal, les juges les rappellent à l’ordre et mentionnent que ces éléments ne jouent pas sur la décision relative à la reprise, mais peuvent servir pour justifier le montant de la compensation. Le tribunal ne juge pas le bien-fondé de la demande selon les conséquences pour les locataires, mais seulement sur la crédibilité du projet. Les arguments de l’expérience et du futur ne sont pas retenus, comme c’était le cas pour les propriétaires. Pourtant, depuis la publication du Livre Blanc entre les locateurs et locataires par le Gouvernement du Québec en 1978, la mise en place du droit au maintien dans les lieux est au centre de la protection des locataires au Québec et vise à assurer un équilibre des forces entre les parties (Jobin, 1982) et à protéger le droit au logement (Rousseau-Houle, 1982).
Il y a donc une différence, non pas dans le traitement du droit entre les parties, mais dans la procédure qui ne permet pas l’expression des conséquences de la reprise. Les droits des propriétaires se défendent avec des projets de vie, les droits des locataires seulement avec le Code civil. Le vécu des locataires n’est pas entendu alors que la consignation des conséquences pourrait permettre à la jurisprudence de revoir les montants accordés pour les dédommagements.
La procédure
Dans un cas de reprise, ce sont les propriétaires qui introduisent les recours. Cela requiert de ces derniers·ères qu’ils et elles soient préparé·es et qu’ils et elles présentent au tribunal les documents prouvant leurs statuts de propriétaire et de locateur·trice, tels que les certificats de propriété, des comptes de taxes et le contrat de location. Or, dans plusieurs cas observés, les propriétaires n’ont pas de copie du bail à fournir aux juges et ne peuvent pas prouver qui sont les propriétaires. Dans certains cas, les propriétaires n’avaient même pas de copie de l’avis de reprise à fournir, alors que les éléments consignés dans cet avis sont centraux à l’analyse de la demande. Au lieu de refuser la demande, les juges ont proposé aux propriétaires d’envoyer les documents plus tard, ou ont demandé aux locataires de fournir la copie du bail. Dans plusieurs cas, les juges ont également proposé de reporter l’audience, le temps que les propriétaires aient en main les documents nécessaires. Ces éléments pourraient pourtant jouer sur le degré de crédibilité accordé aux propriétaires selon le niveau de préparation de leur projet de reprise.
À l’inverse, les locataires n’ont pas cette possibilité. Les juges ne proposent pas de remise d’audience aux locataires lorsqu’ils et elles ne sont pas en possession d’un élément matériel qui prouverait leurs dires, et ne leur offrent pas non plus la possibilité de fournir les documents dans les jours qui suivent l’audience. En outre, le TAL est un tribunal de proximité, c’est-à-dire que son objectif est de faciliter et accélérer les processus. Ainsi, les preuves ne sont connues que lors de leur soumission à l’audience. Les locataires n’ont alors pas nécessairement connaissance du projet des propriétaires. Au mieux, ils et elles connaissent le nom des bénéficiaires de la reprise et leurs liens avec les propriétaires. Pour contester la crédibilité du projet de reprise, ils et elles doivent organiser leurs propres arguments directement sur place et avec peu de temps (à moins que leur argumentation soit basée sur des vices de procédures dans l’avis de reprise).
Ici encore, la procédure et le traitement semblent favorables aux propriétaires et à leurs demandes. Les locataires ne bénéficient pas de la flexibilité de la procédure pour défendre leurs droits. Pourtant, dans plusieurs décisions, il est rappelé que le Tribunal doit arbitrer deux droits, comme le démontre cet exemple dans l’affaire Dagostino c. Sabourin, où le juge administratif Bisson explique le litige qui oppose les parties :
« Lors de la reprise d’un logement par le locateur, deux droits importants se rencontrent et s’opposent. Le droit du propriétaire d’un bien de jouir de celui-ci comme bon lui semble et le droit du locataire au maintien dans les lieux loués. C’est pour protéger ce droit du locataire que le législateur impose des conditions au locateur. Ainsi, pour obtenir l’autorisation du Tribunal de reprendre le logement, le locateur doit démontrer qu’il entend réellement reprendre le logement et qu’il ne s’agit pas d’un prétexte pour atteindre d’autres fins » (Décision 2021QCTAL10176).
Selon nos observations, les propriétaires ont ainsi davantage de liberté dans la défense de leurs droits que les locataires.
Défense collective
Depuis plusieurs années, les comités logement au Québec dénoncent la différence de traitement du TAL entre les locataires et les propriétaires à la faveur de ces derniers·ères. Les statistiques sur les délais des procédures présentaient déjà des indices inquiétants, relevés par des comités et des chercheurs·euses. Dans notre cas, l’analyse des décisions de 2021 démontre que plusieurs éléments pointent vers une hypothèse de traitement institutionnel favorable aux propriétaires et, par conséquent, défavorable aux locataires.
Le droit de propriété, mobilisé dans la demande de reprise, semble en effet avoir plus de force aux yeux du TAL que le droit au maintien dans les lieux. Le fait qu’une majorité de demandes soit acceptée et que les arguments des locataires semblent peser moins dans la balance que le projet des propriétaires constitue des indicateurs de cette inégalité de traitement. Nos observations lors des audiences vont également en ce sens. En pleine crise du logement, il semble ainsi que le TAL ne permette pas aux locataires de défendre leurs droits, en particulier celles et ceux à faible revenu, qui ne peuvent se permettre d’engager un·e avocat·e. Par ailleurs, sans politique de l’habitation permettant la construction de logements abordables et sociaux, il apparaît que les formes de judiciarisation et d’individualisation du droit au logement se sont approfondies dans les dernières années, ce qui complexifie la défense des droits collectifs dans ce domaine. En outre, la croyance selon laquelle le TAL permet la défense du droit au maintien dans les lieux est en quelque sorte remise en cause. Cela signifie que, pour l’intervention dans le domaine du logement, le recours à cette institution constitue de moins en moins un axe d’action potentiel dans la défense des droits des locataires. Alors que la réglementation du marché privé constitue l’angle par lequel le Québec entend défendre le droit au logement, et ce en partie à travers le TAL, cette stratégie ne semble pas permettre de lutter contre l’aliénation résidentielle.
Ainsi, alors que chaque logement repris frauduleusement a le potentiel de contribuer à l’augmentation générale des loyers, toute défense individuelle des droits constitue finalement une défense collective des droits des locataires.
Notes
- Le Tribunal administratif du logement (TAL), ancienne Régie du logement créée en 1980 par le Gouvernement du Québec, arbitre les conflits entre les propriétaires et les locataires, et agit comme tribunal en matière de logement locatif en se basant sur les articles du Code civil qui encadrent la relation entre ces parties. Le TAL est également chargé d’informer sur les droits et devoirs de chacun·e.
- À ce propos, voir par exemple l’étude de François (2023) sur le traitement des expulsions en France, et celle de Godart et al. (2023) en Belgique.
- Ce texte provient de résultats d’une recherche financée par le CRSH et dirigée par Pascale Dufour, professeure au département de science politique de l’Université de Montréal. L’auteur souhaite remercier Camille Croteau et Menry Giroux qui ont toutes deux travaillé à la compilation des données et aux observations du tribunal.
Références
Bergeron-Gaudin, J.-V. (2023). Lutter pour se loger : la trajectoire des mobilisations de locataires au Québec. Dans P. Dufour, L. Bherer et G. Pagé (dir.), Le Québec en mouvements. Continuité et renouvellement des pratiques militantes (p. 219-240). Presses de l’Université de Montréal.
Borri-Anadon, C. et Goyer, R. (2018). La recherche ethnographique en éducation. Dans Thierry Karsenti et Lorraine Savoie-Zajc (dir.), La recherche en éducation : étapes et approches (p. 219-234). Presses de l’Université de Montréal.
Comité logement Petite-Patrie. (2020). Entre fraude et spéculation — Enquêtes sur les reprises et évictions de logement. Comité logement Petite-Patrie. https://rclalq.qc.ca/wp-content/uploads/2021/02/Entre-fraude-et-spe%CC%81culation-CLPP-2020.pdf
Jobin, P.-G. (1982). Les politiques du droit québécois en matière de durée du bail résidentiel. Revue générale de droit, 13(2), 351–378. https://doi.org/10.7202/1059380ar
François, C. (2023). De gré ou de force. La découverte.
Gallié, M. (2016). Le droit et la procédure d’expulsion pour des arriérés de loyers : le contentieux devant la Régie du logement. Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec et Service aux collectivités de l’Université du Québec à Montréal. https://rclalq.qc.ca/wp-content/uploads/2019/06/exulsion-pour-des-arrieres-de-loyer.pdf
Godart, P., Swyngedouw, E., Van Criekingen, M. et van Heur, B. (2023). Housing evictions in Brussels: how many, who and where? Brussels Studies, 176. https://doi.org/10.4000/brussels.6513
Goyer, R. (2023). Portrait des reprises de logement au Tribunal Administratif du Logement en 2021 : de la demande à la décision. Observatoire des profilages. https://www.observatoiredesprofilages.ca/wp-content/uploads/2023/10/Rapport-TAL_Mise-en-page_VF.pdf
Gouvernement du Québec. (1978). Livre blanc sur les relations entre locateurs et locataires.
Madden, D. et Marcuse, P. (2016). In defense of housing: the politics of crisis. Verso.
Rousseau-Houle, T. (1982). Le logement et le propriétaire. Revue générale de droit, 13(2), 337–350. https://doi.org/10.7202/1059379ar