Coopératives communautaires italiennes : le «Welfare rural» et la renaissance des campagnes1
Les communautés rurales italiennes qui sont relativement éloignées des grands centres peuvent vivre des problèmes chroniques : chômage, exode des populations, vieillissement, manque de services, sous-utilisation des terres et des ressources naturelles (ou mauvaise utilisation dans le cas de la monoculture de type industriel) et, dans certains cas, projets de développement industriel non agricoles qui ont échoué. Dans le présent texte, je fournis certaines pistes pour repenser ces communautés rurales, notamment en lien avec la notion de «welfare rural» et le développement de coopératives communautaires.
Le territoire italien se distingue par la présence de zones rurales et montagneuses fort diversifiées. L’hétérogénéité de ces régions en ce qui concerne les conditions naturelles, la biodiversité et la variété de microclimats, contribue à une différenciation significative de produits agricoles et donne lieu à une offre gastronomique riche et variée. L’ensemble de ces caractéristiques offre plusieurs avantages à ces territoires qui, dans la littérature actuelle, sont définis comme des «zones internes italiennes» (aree interne italiene, Barca et al., 2014). Ces zones se distinguent aussi cependant par le dépeuplement, le vieillissement de la population et un marché de travail fragile. Elles sont aussi souvent éloignées des «pôles» d’attraction régionaux que sont les villes où se trouvent les trois services dits «primaires» (écoles secondaires (jusqu’à 19 ans), services de santé avec premiers secours spécialisés et département d’urgences et un service de transport ferroviaire).2 Ces zones couvrent 60 % du sol national italien et comprennent 53 % des communes dans lesquelles vivent 23 % de la population.
Dans le présent texte sont abordées la perception des communautés rurales et urbaines dans la sociologie classique et les approches promues à travers le temps en termes de développement rural. Sont traités aussi la situation actuelle et les problèmes qui se posent, dont les effets dévastateurs sur le travail en milieu rural des conditions d’exploitation et de précarité de la main-d’œuvre agricole, ainsi que les pistes actuelles pour repenser la ruralité, dont la mise en valeur des communautés locales et de leurs ressources, notamment, par le développement de coopératives communautaires.
Différentes théorisations de la notion de «welfare» sont appliquées aux contextes ruraux. Je propose le concept de «Welfare rural» comme moyen de repenser le rôle du Welfare State par rapport à la ruralité (Berti, 2017b). Dans un premier temps, afin de bien situer ces enjeux par rapport à un cas concret, sont présentés les résultats d’une enquête terrain que j’ai menée sur une coopérative communautaire qui a vu le jour dans un petit village en Toscane, Monticchiello (Berti 2017a).
Monticchiello et son Teatro povero
Monticchiello est un village avec moins de 300 habitants dans le sud de la Toscane, en plein Val d’Orcia.3 Aujourd’hui connu à travers le monde grâce au succès de son Teatro povero (Andrews 1998), Monticchiello a vécu un passé de misère et de pauvreté. À partir de la fin des années 1950, l’ancien système d’exploitation agricole, le métayage (mezzadria), où celui qui loue la terre doit redonner, en contrepartie, une partie de sa production au propriétaire, tire à sa fin. Ce système a été largement diffusé en Val d’Orcia, comme dans une bonne partie de la Toscane et du centre de l’Italie, depuis des siècles et a eu des effets bien au-delà du rapport entre propriétaire terrien et cultivateur (Silverman1970). La fin de ce système, de même que le développement de l’agriculture intensive, l’absence de manufactures, l’éloignement des services les plus importants (hôpitaux, écoles, moyens de transport) et la volonté d’émancipation des populations rurales qui pensaient trouver leur bien-être en se déplaçant massivement vers les villes, ont laissé Monticchiello dans un état de quasi-abandon.
C’est dans ce contexte qu’est né le Teatro povero en 1967, théâtre qui a permis aux personnes qui restaient de réfléchir sur leur propre vie, sur le rapport entre la ville et la campagne et, à un niveau plus général, sur les changements sociaux apportés par la modernité. Les résidents de Monticchiello ont écrit et présenté des textes renouvelés chaque année, s’arrêtant de temps en temps (pendant la performance) sur des problèmes locaux ou des questions globales avec l’intention d’offrir à la communauté l’opportunité de réfléchir sur sa propre identité et transformation. Il s’agit d’un spectacle choral, pensé, écrit et récité par les habitants de Monticchiello, à travers une expérience de théâtre participative (Berti 2017a).4
De cette initiative est née la Coopérative de la communauté de Monticchiello, qui donne du travail à deux personnes qui, en plus du théâtre et de la gestion de son musée, Tepotratos, s’occupent d’un kiosque à livres (unique sur le territoire), de l’Office du tourisme, d’un petit centre internet avec assistance pour permettre aux aînés d’accéder au réseau, de services sociosanitaires, d’un service de distribution pharmaceutique (il n’y a pas de pharmacie dans les environs), d’une petite bibliothèque et d’un petit marché.
Comme l’a expliqué en entrevue une des personnes qui utilise ces services : «la coopérative a été créée parce que soutenue par les moyens provenant du théâtre, à travers une organisation qui a pu traduire ces moyens en services pour les citoyens. Les services que nous offrons seraient impossibles selon la philosophie du marché, parce qu’à Monticchiello il n’y a pas un nombre suffisant de personnes pour maintenir sur pied toute cette activité». La coopérative gère aussi un restaurant ouvert pendant la «saison théâtrale» ou en fonction de l’initiative de particuliers. Le théâtre fournit ainsi du travail à de nombreux jeunes de la région. Dès le moment où les personnes impliquées dans la cuisine et le service aux tables ont pu être rémunérées de manière régulière pendant les premières années de l’activité théâtrale, la gestion s’est détournée du recours aux bénévoles.
La naissance de la coopérative communautaire et sa capacité à gérer conjointement des activités rémunératrices (théâtre, restaurant) et d’autres qui ne le sont pas (centre internet, service de distribution pharmaceutique, etc.), a mis à la disposition de la communauté toute une série de possibilités. Ainsi, les aînés retrouvent les services minimaux nécessaires pour rester dans le village, tandis que les jeunes ont trouvé des perspectives de travail sans avoir à se déplacer vers les villes. Comme toutes les coopératives communautaires, celle-ci représente une expérience à petite échelle, difficilement réplicable ailleurs dans son entièreté, mais représentative de comment il est possible de produire des services et des occasions de développement et de solidarité dans les zones internes du pays à vocation rurale.
Nostalgie et développement
Le sort de Monticchiello et l’avenir de nombreuses communautés rurales en Italie et ailleurs, peuvent être considérés à la lumière d’une tradition sociologique qui constate la transition rapide entre un monde où les «communautés» rurales prédominaient et un autre marqué par l’urbanisation galopante.
Avant la Première Guerre mondiale, se démarque un courant de pensée – représenté notamment par Tönnies – qui valorise les communautés rurales du passé pour la qualité de la vie et des rapports sociaux qui les caractérisent, comparativement aux grandes villes. À la campagne, selon Tönnies, «tout le monde se connaît» et les relations humaines sont plus «chaleureuses». Pour Simmel, il y a une «frénésie» et une «vie nerveuse» épuisante dans les métropoles, comparativement aux villes de province. Il parle aussi de l’esprit compétitif qui caractérise les métropoles et de la superficialité des relations entre les individus qui y vivent. La solitude et une diversité de problèmes sociaux dans les grandes villes industrielles sont également soulignées par Durkheim et reprises par l’École de Chicago dans les années 1920.
Il y a ici deux tendances : une qui se distingue par une certaine nostalgie pour une vie communautaire en voie de disparition (avec une idéalisation du passé et parfois une vision utopique d’un retour à ces conditions perdues) et l’autre qui se veut plus objective et scientifique et qui ne fait que constater des transformations sociales et le passage vers un autre mode de vie.
Cette deuxième tendance peut être aussi marquée cependant par une certaine valorisation du «progrès» ou de l’«amélioration» (sociale, technique, humaine) dont les communautés urbaines sont les témoins, valorisation qui continue au XXe siècle avec les notions de «développement» et de «sous-développement».
Après la Deuxième Guerre, l’idée que plusieurs communautés rurales sont chroniquement sous-développées (en termes, par exemple, de la qualité de vie, des possibilités de travail et de la disponibilité des services) comparativement aux grands centres, donne lieu à une vision négative et même fataliste de ces communautés, parfois vues comme étant condamnées à disparaître. L’exode massif des populations rurales italiennes après la guerre vers les grandes villes, les régions industrielles du nord du pays et l’étranger, ne fait que renforcer cette impression que l’avenir ne passe pas par les campagnes.
Pourtant, non seulement le quart de la population italienne reste toujours dans ces communautés relativement éloignées des grands centres, mais les problèmes croissants des grandes villes en termes de chômage, de pauvreté au travail et de conditions de vie, entre autres, ont amené d’autres perspectives sur le potentiel du développement de ces communautés.
Valorisation
Certains indicateurs de qualité de vie aux niveaux national et européen suggèrent récemment qu’il y a autant de communautés rurales avec des indicateurs de qualité de vie supérieurs à ceux des villes, qu’il y en a avec des indicateurs inférieurs. D’un côté, les régions rurales ont tendance à être en moyenne plus pauvres que les régions urbaines, mais de l’autre, les indicateurs sur la qualité de vie montrent que, surtout dans les pays les plus riches, on vit mieux dans les régions rurales (Eurofound, 2014). Nous voyons même en Europe un ralentissement du taux d’urbanisation qui, dans certains cas, se traduit par le repeuplement des régions rurales. En Europe, le télétravail, le travail à la maison et les bureaux «satellites» sont en augmentation, avec une «classe créative» en croissance, faite d’architectes, d’ingénieurs et d’artistes qui décident de déménager en zone rurale pour avoir une meilleure qualité de vie. Ceci arrive surtout dans les pays avec un bon réseau de transport (OCSE, 2006). Un haut risque de gentrification est ainsi présent (Commission européenne, 2013).
En Italie, l’Agence nationale pour la cohésion du territoire (Agenzia per la coesione territoriale) a aussi pris position pour de nouvelles approches en développement rural. Elle regrette la réduction de l’utilisation des terres et des forêts depuis la Deuxième Guerre et la marginalisation des populations rurales. Elle souligne également la nécessité de contenir l’exode des populations vers les grands centres et d’axer le développement local sur l’augmentation de leur «bien-être» et sur l’inclusion sociale. Afin de favoriser le développement rural, il est nécessaire de prendre en considération la complexité de ces territoires ainsi que les processus à l’œuvre impliquant de multiples dimensions (écologique, technologique, politique, administrative et sociale, en plus de la dimension économique), de multiples acteurs (au-delà des agriculteurs et autres partis intéressés) et de multiples niveaux. La concertation concernant tous ces sujets passe par la reconnaissance du rôle dévolu aux institutions et administrations locales (Van der Ploeg, 2006).
Dans le contexte italien, il faut aussi apprendre des erreurs du passé, notamment en ce qui concerne des tentatives de développement industriel qui ont souvent échoué, n’étant pas en mesure de garantir de bonnes conditions de travail pour les populations locales et laissant derrière elles des bâtiments désaffectés et un environnement dégradé. Dans le contexte actuel, la monoculture de la vigne (entre autres) pose problème, non seulement sur le plan écologique, mais parce qu’ elle est caractérisée par des conditions de travail que Ambrosini (2005) décrit comme étant «lourdes», «dangereuses», «précaires», «sous-payées» et «socialement pénalisantes» (les cinq «p» : pesanti, pericolosi, precari, poco pagati, penalizzanti sozialmente) et qu’elle fait appel à l’utilisation massive d’une main-d’œuvre immigrée, souvent irrégulière, qui se voit dans l’obligation d’accepter ces conditions.
Plusieurs suggèrent qu’il faut repenser radicalement le «Welfare State», en lien avec ce qu’on appelle le «deuxième welfare», le «welfare de proximité» ou le «welfare fondé sur la communauté». De mon côté, je propose le concept de «welfare rural», c’est-à-dire, un concept de welfare appliqué spécifiquement aux communautés rurales relativement éloignées des grands centres. Au cœur de cette conception se trouve la valorisation des communautés et de leurs ressources, la participation des citoyens dans le développement de projets, des innovations dans l’utilisation des terres agricoles et des forêts – dont le rejet de l’agriculture industrielle et le développement de l’approche biologique, avec une haute utilisation de main-d‘œuvre, la valorisation et le développement de l’artisanat local, le renforcement (ou la mise sur pied) des services sociaux et de santé, l’amélioration des réseaux de transport et, dans certains cas, le développement du tourisme durable.
Il y a une certaine urgence à aller de l’avant avec ces projets avant que d’autres acteurs (externes à la région ou au pays) imposent l’expropriation des populations locales et un contrôle économique et politique, avec le risque de nouvelles expulsions. Il y a aussi urgence à développer des opportunités en matière de travail (ou d’emploi) avec de bonnes conditions, permettant de contrer l’exode des jeunes. Mais quel type de travail ou d’emploi? La clé est de partir avec des petits projets, fondés sur une approche participative à la base, tout comme dans le cas de Monticchiello. En même temps, il faut penser ces projets dans une optique d’autonomie et de pérennité comme l’a souligné Magnaghi (2000). Le développement local, selon lui, doit être fondé sur les «valeurs locales» en termes culturels, sociaux, productifs, territoriaux, environnementaux et artistiques. Il parle d’une «renaissance politique et culturelle».
Histoires particulières
La diffusion des «coopératives communautaires» en Italie représente une des réponses les plus intéressantes aux processus d’appauvrissement, de dépopulation et d’abandon des zones rurales. À l’instar de celle de Monticchiello, ces coopératives sont en train d’émerger dans des contextes où il y a absence de services ou des services de qualité insuffisante. Elles se mettent de l’avant comme des «sujets» capables de répondre aux divers besoins de la collectivité, rendant la communauté locale active dans les différentes phases de la conception, promotion et gestion de toute une série de services et d’activités. Leur structure auto-organisationnelle, participative et mutualisée renforce la cohésion et le capital social d’une communauté, sans diminuer sa prospérité économique.
Il s’agit d’un phénomène qui est en continuité avec l’expérience coopérative développée au dix-neuvième siècle, même si les coopératives communautaires actuelles assument des traits spécifiques. Dans le passé, les systèmes coopératifs étaient davantage orientés dans l’intérêt de certaines catégories ou groupes à l’intérieur de la société.5 Les coopératives communautaires sont davantage «au service» d’une collectivité dont la composition est hétérogène et elles ont tendance à inclure tous les individus sans distinction, travaillant pour le bénéfice de tout le territoire (Moro, 2015). Cette dimension locale ou territoriale fait partie intégrée de l’activité coopérative moderne : «le lien avec le territoire représente un important facteur de compétitivité par rapport à d’autres modèles d’action» (Bodini et al., 2016 :23).
En plus d’avoir des objectifs liés à la régénération du tissu socio-économique rural et à la création de valeurs autant économique que sociale, les coopératives communautaires se distinguent par le fait qu’elles comprennent des activités multisectorielles, allant de l’agriculture au tourisme, de la production locale à la protection environnementale, du commerce à la production d’énergie renouvelable. Cette logique multifonctionnelle permet, d’un côté, de répondre à la réalité diversifiée des besoins de la collectivité et de l’autre, d’élargir le panorama d’occupations offertes aux associés. L’offre d’emploi et l’insertion au travail des participants font partie des principales missions de ces coopératives. Les membres ne sont pas juste des bénéficiaires des services offerts, mais aussi les producteurs de ces services, selon la logique de la coproduction.
Les coopératives communautaires italiennes sont d’origine récente et ne connaissent pas encore une grande diffusion. Leur nombre augmente cependant rapidement. Bandini et al. (2015) en ont identifié 24 en 2014, avec une concentration particulière en Liguria et Emilia Romagna. Chacune d’entre elles a des caractéristiques distinctes selon son histoire particulière, avec une variabilité en termes de constitution, de structure interne, de gouvernance, d’objectifs et de secteurs d’activité. Il n’y a pas ainsi un type spécifique de «coopérative communautaire» et il n’existe pas encore une reconnaissance juridique comme telle au niveau national – un manque qui est symptomatique de la difficulté d’actualiser la relance des zones rurales. Devant l’absence d’une telle reconnaissance, quelques régions se sont donné elles-mêmes des lois destinées à stimuler la naissance de coopératives.6 Au niveau régional, l’idée que les coopératives communautaires représentent un pilier important pour renforcer les territoires les plus fragiles du pays est largement partagée.
Projets de vie alternatifs
Penser en termes de «welfare rural» nécessite le développement d’approches distinctes par rapport à celles développées en milieu urbain. Les coopératives communautaires constituent un exemple concret d’une telle approche. Elles sont en mesure d’offrir des emplois dans des territoires où le taux de chômage est élevé et mettent à la disposition de collectivités marginalisées d’un point de vue spatial, des services indispensables pour leur viabilité. Certaines zones rurales ne constituent cependant pas de «communautés» dans le sens de posséder un réseau de relations sociales bien développées. Dans ces cas, le développement de coopératives communautaires peut nécessiter un travail préalable de retissage des liens sociaux, l’expérience du Teatro povero à Monticchiello étant exemplaire à cet égard. Il y a aussi des zones rurales caractérisées par des rapports conflictuels et pour lesquelles une vision partagée fait défaut, ce qui peut rendre difficile la naissance de telles coopératives (Berti, D’Angelo, 2018).
Les principes du «welfare rural» mentionnés auparavant – principes qui sous-tendent les coopératives communautaires italiennes – permettent ainsi la création de liens inédits entre entreprises, résidents et nouveaux arrivants dans les territoires ruraux concernés, tout en rendant ces territoires attrayants pour des populations en milieu urbain qui souhaitent développer des projets de vie alternatifs en dehors des villes (Moruzzo et al., 2018).