Dans le réseau de la santé et des services sociaux, tous les jours, à chaque minute, des centaines de décisions se prennent qui ont un impact considérable sur la vie des personnes concernées. Décisions cliniques entre un professionnel et un usager, décisions de gestion par des chefs de programme et de service, décision sur des politiques par les décideurs. Or « choisir, c’est exclure ». Dès lors, les données sur lesquelles on s’appuie pour prendre ces décisions et les justifier deviennent rapidement objets d’analyse et de contestation. Dans le monde de la santé, il est accepté, ou du moins proposé, que les décisions doivent d’abord et avant tout s’appuyer sur les données scientifiques dites « probantes », traduction reconnue du terme anglais « scientific- evidence ». Cette approche dite « evidence-based » est souvent mise en opposition avec une ap-proche qui se veut plutôt « experience-based », plus valorisée par le champ du social. L’approche fondée sur les données probantes est présentée souvent comme étant exempte de considérations liées au contexte et à l’expérience, plus « objective », ce qui a été décrié à plusieurs reprises par les cliniciens eux-mêmes.
Au cœur de la « médecine fondée sur les données probantes », ou EBM pour Evidence-based medicine, se trouve le concept de hiérarchie des preuves scientifiques, un concept assez technique qui requiert une excellente compréhension de la démarche scientifique dans le domaine biomédical pour en saisir toutes les subtilités. L’objectif de cet article est de répondre aux questions suivantes, auxquelles nous reviendrons dans la conclusion : Que désigne-t-on par le terme de hiérarchie des données probantes ou « preuves » scientifiques? Comment, pour un clinicien, arbitrer entre le savoir scientifique, son savoir expérientiel et les besoins et valeurs des personnes que sont les usagers des services?
Pour en arriver là, nous proposons d’aborder trois thématiques : 1) situer l’EBM dans son contexte historique et expliquer les grands principes de la hiérarchisation de la force des données scientifiques; 2) situer la place des données scientifiques dans le raisonnement clinique; et 3) aborder la question des guides de pratique clinique comme façon d’intégrer le savoir scientifique, le savoir expérientiel et les données contextuelles. On verra que l’exercice de l’EBM est un exercice qui nécessite la prise en compte de tous ces savoirs et la capacité d’arbitrer les enjeux éthiques inhérents aux tensions entre les valeurs individuelles et collectives qui sous-tendent toute décision clinique ou de gestion.
Contexte historique et hiérarchie des « preuves »
On peut faire remonter la naissance officielle du mouvement de l’EBM à la publication en 1992 d’un article fondateur par le Evidence-Based Working Group, article qui commence comme suit : « Un nouveau paradigme émerge. La pratique fondée sur les données probantes diminue l’importance donnée à l’intuition, à l’expérience clinique non systématique et à l’argumentation physiopathologique comme bases suffisantes à la prise de décision clinique et insiste sur l’examen des données issues de la recherche clinique. »
Cette publication, cette prétention dirons certains, est reçue comme une attaque frontale à la fois par la communauté scientifique et la communauté clinique car elle conteste ce qui est à la base du raisonnement clinique et du raisonnement scientifique : le savoir expérientiel, pour un, et le savoir physiopathologique, pour l’autre, sur lequel s’appuie le concept fondamental de plausibilité biologique. Il est intéressant de réaliser qu’une telle attaque contre la démarche clinique et scientifique en médecine avait été portée à la fin du 19e siècle par un médecin français, Pierre Charles Alexandre Louis, qui avait mené une recherche démontrant que la saignée, un traitement alors proposé pour bien des maladies, n’avait aucun impact pour soigner la pneumonie (Louis, s.d.). Louis avait proposé le concept de « médecine d’observation », une médecine basée sur l’observation méthodique, systématique et contrôlée d’un nombre suffisant de patients avant de conclure à l’efficacité d’une intervention clinique. Le concept n’eut pas de succès et la proposition de Louis fut mise au rancart. Cet appel à l’observation systématique plutôt qu’à l’expérience seule, mise au rang des opinions, a aussi été repris dans les années 1970 en Angleterre par l’épidémiologiste Archie Cochrane dans un essai très critique du système de santé anglais et du processus de prise de décision en matière de politique de santé (Cochrane, 1971).
Le Evidence-Based Working Group eut plus de succès que ses prédécesseurs et en 1997, à l’occasion du Forum national sur la santé, il fut décidé que « l’un des principaux objectifs du secteur de la santé au XXIe siècle doit être la création d’une culture où les décisions sont fondées sur des données probantes. Les décideurs à tous les niveaux – soignants, administrateurs, gouvernants, patients et membres de la population – s’appuieront sur des données probantes de qualité pour faire des choix éclairés en matière de santé et de soins de santé »(Gouvernement du Canada, 1997). Le mouvement de l’EBM s’installait pour de bon.
Au cœur de l’argumentaire des défendeurs de l’EBM se retrouve cette valeur fondamentale : il faut s’assurer « hors de tout doute raisonnable », d’où le concept de « preuve » emprunté au monde juridique, que les interventions, les actions, en matière de santé qui sont recommandées aux personnes et à la population, ont plus de chance de faire du bien que du mal. Même animée des meilleures intentions, la médecine, prise dans son sens large, peut nuire. Le remède peut être pire que le mal. Toutes les études ne sont pas d’égale valeur, le seul fait qu’une proposition soit appuyée par un argumentaire physiopathologique issu de la recherche fondamentale ne suffit pas. Les études cliniques non contrôlées non plus. Dès lors, il faut proposer une façon de hiérarchiser les études, ou données scientifiques, en fonction de leur robustesse pour établir la preuve de l’efficacité et de la sécurité d’une intervention. Ceci s’applique à toutes les sortes d’interventions, qu’elles soient pharmacologiques, de dépistage ou de promotion de la santé. Une hiérarchie de preuves est proposée dans laquelle l’essai randomisé contrôlé représente le devis le plus robuste, car il est le plus efficace pour contrer les biais systématiques susceptibles de fausser l’interprétation des résultats, du fait qu’on laisse au hasard le soin de décider qui sera dans le groupe contrôle et dans le groupe qui sera exposé à l’intervention. Suivent les devis moins robustes, qui ne font pas intervenir une attribution au hasard de « l’exposition » au facteur à l’étude : l’essai non randomisé, l’étude cas-témoin et l’étude de cohorte. Les devis sans groupe contrôle arrivent au troisième rang, suivis par les consensus d’experts, ou savoir expérientiel. Même si ceci a l’air d’aller de soi et d’être assez simple à gérer, on verra plus loin que « le diable est dans les détails », comme on dit.
Rencontre de la science et de l’art
Tout cela est bien beau, mais dans le bureau, pratiquer l’EBM, c’est essentiellement appliquer à des individus des connaissances qui résument ce qui arrive « en moyenne » à un grand nombre de personnes. On ne réalise pas assez que la médecine est au fond une science des probabilités. Toute démarche clinique débute par la prise de « l’histoire » de la personne à aider, l’anamnèse dans le jargon médical. Cette histoire permettra de formuler ce qu’est le problème à résoudre – une grande fatigue inexpliquée qui sévit depuis des mois, des douleurs abdominales récurrentes –, de mettre cette histoire dans un contexte précis, celui de la personne qu’on a en face de soi, et de formuler des hypothèses sur les causes probables du problème afin d’établir une ligne de conduite à court et moyen terme.
L’art de la rencontre avec la personne, de la capacité à comprendre la souffrance, à interpréter des histoires uniques est, par définition, au cœur de la pratique de tout professionnel de la santé. Sans la maîtrise de cet art, on ne va nulle part. Mais pour arriver à interpréter ces histoires uniques, à formuler des hypothèses diagnostiques, à proposer des traitements, il faut pouvoir les mettre en balance avec le savoir issu de l’observation de grands groupes de personnes. Il faut donc mobiliser son savoir scientifique et évaluer les probabilités que le problème soit ceci plutôt que cela et que, si on propose un plan d’action plutôt qu’un autre, on ait « plus de chance de faire du bien que du mal ».
Si on ne maîtrise pas bien ce savoir scientifique, le risque de mal « raisonner » d’une part, et de mal « décider », d’autre part, est réel. Et pour compliquer un peu les choses, on n’est pas seul en tant que professionnel pour prendre cette décision. Il faut tenir compte des valeurs et préférences des personnes qu’on veut aider, s’appuyer sur leur savoir expérientiel, et aussi sur les ressources dont on dispose, qui peuvent être différentes de ce que le monde idéal des données probantes prévoit. Pratiquer l’EBM au jour le jour nécessite de toujours mettre dans la balance les données scientifiques, les valeurs et préférences des patients et les éléments de contexte et de les appliquer à chaque fois à des histoires uniques. On ne peut réduire l’EBM à un exercice d’épidémiologie clinique. C’est une rencontre entre l’art et la science (Battista et al.,1995).
Savoirs scientifiques et expérientiels
L’exercice d’analyser les données scientifiques de l’heure pour les mettre en relation avec des décisions à prendre pour des personnes qui se retrouvent dans des contextes bien spécifiques n’est pas une mince tâche. La seule analyse de la robustesse des données scientifiques et de leur applicabilité à différentes situations cliniques nécessite une très bonne connaissance de la démarche scientifique et des arcanes de l’épidémiologie clinique. Il s’agit d’un travail lui-même soumis à l’exercice du jugement et à la capacité de reconnaître les tensions entre les valeurs individuelles et collectives. Les guides de pratique clinique sont rapidement devenus l’outil par excellence de l’EBM pour aider les professionnels et les patients à prendre des décisions éclairées et partagées.
Il ne faut pas minimiser l’expertise nécessaire pour émettre des recommandations de bonnes pratiques ni le fait que ce processus est un processus humain sujet à différentes pressions et aux valeurs des groupes qui les rédigent. Quelles sont les mesures de résultats qui convaincront de l’efficacité d’une stratégie de dépistage, par exemple? La réduction de la mortalité est-elle la seule issue importante? Quelle valeur donner à la réduction des complications et à une amélioration de la qualité de vie, même si la mortalité n’est pas diminuée? Combien d’études sont nécessaires pour conclure avec assez de certitude? Quand est-on sûr qu’on sait? Quoi faire en l’absence de données scientifiques de qualité s’il faut tout de même conclure quelque chose car le problème est important? À qui et à quels contextes les données scientifiques disponibles s’appliquent-elles?
Passer de l’information – de l’ensemble des données sur un sujet – à la connaissance est un exercice complexe. On ne peut donc réduire l’EBM et la formulation de guides de pratique clinique à un simple exercice de lecture critique de la littérature scientifique. À une définition normative du concept de « preuve scientifique » – celle proposée au début des années 1990 – s’oppose de plus en plus une définition pratique et opérationnelle qui reconnaît l’influence du contexte et le caractère éminemment dynamique des preuves. Les données scientifiques sont essentiellement provisoires par nature et contextuelles (Dobrow et al.,2004). Le contexte interne à la prise de décision est très lié à l’environnement où se prend la décision et au but poursuivi et est une variable cruciale pour la décision clinique. Le contexte externe de la prise de décision, lié à l’environnement auquel elle sera appliquée, est très important pour le gestionnaire et le décideur politique. Passer de la connaissance à la pratique nécessite la prise en compte de tous les savoirs, scientifiques, expérientiels et contextuels.
Approches complémentaires
Bien qu’il existe une hiérarchie de la robustesse des études dans le domaine biomédical qui permet de conclure à la relation de cause à effet entre deux phénomènes, et que la hiérarchie proposée par les tenants de l’EBM tienne la route, cette hiérarchie des données scientifiques ne saurait être suffisante pour guider le processus de décision dans le domaine des sciences de la santé et des services sociaux. D’autres savoirs doivent être mis dans la balance et la tradition des sciences sociales peut nous aider à les intégrer en reconnaissant que, là aussi, il y a des façons d’évaluer la robustesse d’un argumentaire scientifique.
Comment faire un arbitrage, comme clinicien, entre les différents savoirs? La réponse est toute simple d’une certaine façon : il faut apprendre à penser et à bien réfléchir. Cela est simple et ne l’est pas, car l’art de l’argumentation est aussi un art qui s’apprend mais qu’on apprend encore trop peu dans nos formations professionnelles. C’est le sujet d’un article en soi, et nous renvoyons le lecteur à cet essai intéressant d’Upshur et Colak (2003). Il faut savoir amener les données probantes comme un élément d’un argumentaire qui mènera à des conclusions et des recommandations. Un argumentaire où on aura su bien poser la nature du problème, ses tenants et ses aboutissants, le pour et le contre. Malheureusement, l’habileté que les médecins, comme plusieurs professionnels, maîtrisent moins, selon les auteurs de cet essai, est la capacité de bien « raisonner » au sens philosophique du terme.
L’autre élément essentiel de l’équation est la capacité d’engager la personne, l’usager, dans un exercice de décision partagée. Être capable d’éliciter l’expression des valeurs et préférences des personnes. De les aider à les intégrer, dans leur propre processus décisionnel, à une compréhension de l’état des connaissances scientifiques qui les concernent dans le contexte spécifique dans lequel ils se trouvent. La pire chose que puisse faire un professionnel de la santé est d’arbitrer la prise en compte de ces différents savoirs à l’aune de ses propres valeurs et préférences. Les approches « evidence-based » et « experience-based » ne doivent donc pas être mises en opposition. Elles sont inexorablement complémentaires.
Références
Evidence-Based Medicine Working Group (1992), « Evidence-Based Medicine. A New Approach to Teaching and Practice », JAMA, vol. 268, no 17, p. 2420-2425.
Louis, P. C. A. (s.d.). Recherche sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires et sur l’action de l’émétique et des vésicatoires dans la pneumonie, Paris, Librairie de l’Académie royale de médecine, date précise non répertoriée.
Cochrane A. L. (1971). Effectiveness and Efficiency. Random Reflections on Health Services, 1re éd., Abingdon, Burgess & Son.
Gouvernement du Canada (1997). La santé au Canada : un héritage à faire fructifier, vol. 2, Forum national sur la santé. Rapports de synthèse et documents de références, Ottawa, Gouvernement du Canada.
Battista, R. N., Hodge, M. J., et Vineis, P. (1995). « Medicine, Practice and Guidelines: The Uneasy Juncture of Science and Art », Journal of Clinical Epidemiology, vol. 48, p. 875-880.
Dobrow, M.J., Goel, V., et Upshur, R. E. G. (2004). « Evidence-based Policy: Context and Utilisation », Social Science & Medicine, vol. 58, no 1, p. 207-217.
Upshur, R. E. G., et Colak, E. (2003). « Argumentation and Evidence », Theoretical Medicine and Bioethics, vol. 24, no 4, p. 283-299.