Il y aura toujours des déchets dans la société. Les infirmes du cerveau ne disparaîtront jamais, mais l’on peut restreindre considérablement le nombre d’infirmes mentaux si l’humanité veut bien revenir à une vie simple, conforme aux lois naturelles basées sur une saine morale1.
Dr Antonio Barbeau, 1931
Le scientifique, comme le juriste qui a accès au savoir ainsi qu’à tous les privilèges qui sont associés à ceux qui se réclament de la force du droit, a le devoir de dénoncer les effets pervers du discours savant plutôt que de participer à sa légitimation.
Marie-Ève Sylvestre, 2012
Dans le cadre de la première campagne d’« hygiène mentale » sur les ondes de CKAC en 1931 et 1932, divers spécialistes viendront présenter les fruits de cette science en émergence2 :
« L’hygiène nerveuse et mentale possède, mesdames et messieurs, une double fonction. Elle scrute les causes et les mécanismes des maux qui, dans son domaine très vaste, assaillent l’Humanité. L’inconnu ne la rebute pas. Elle cherche partout avec un soin, avec une patience infinis [sic]. Et puis, quand la vérité est enfin conquise, elle n’a de cesse qu’elle l’ait transformée, pour les malheureux, en bien-être et en bonheur. C’est une science captivante, c’est une science conquérante. Mieux que toute autre, elle correspond aux deux aspirations les plus profondes de l’âme humaine : la soif de connaître et le besoin d’aimer.3 »
Dans un langage clair et sans détours, ces spécialistes vanteront les bienfaits de la science et de la technique pour débusquer les germes de la folie et des comportements déviants. Ils présenteront aussi les moyens d’y faire face, entre autres par la ségrégation qui est présentée comme une mesure prophylactique, c’est-à-dire préventive. C’est d’ailleurs dans les transcriptions radiophoniques qu’émerge la désignation intrigante du débile suggestible.
Lors de cette série d’émissions, treize au total, le Dr Barbeau, professeur agrégé à l’Université de Montréal et médecin à l’hôpital de Bordeaux, évoque les infirmes du cerveau en alternance avec les infirmes mentaux pour désigner ceux qui, selon la science, menacent l’équilibre de la société. Pour sa part, Victor Doré, alors directeur de la Commission des écoles catholiques de Montréal, utilise les qualificatifs suivants : arriérés mentaux, arriérés pédagogiques et anormaux de caractère sans négliger d’employer la désignation de faibles d’esprit. Le Dr Roma Amyot, neurologiste [sic] à l’hôpital Notre-Dame, parlera des effets dévastateurs de la syphilis en évoquant les défectuosités que cette maladie peut engendrer. Il parle ainsi des idiots, des imbéciles, des débiles mentaux et des épileptiques4. En guise de conclusion à la série d’émissions radiophoniques, le Dr Antonio Barbeau prononcera une dernière conférence le 2 février 1932 portant sur l’hygiène mentale et la criminalité. Au cours de cette émission, le Dr Barbeau fera une distinction entre la folie et le crime. L’aliéné, pour le Dr Barbeau, n’est pas un criminel, puisqu’il n’est pas responsable. Entrent dans cette catégorie ceux qui relèvent directement de la folie. Le Dr Barbeau cite les êtres suivants : les épileptiques, les alcooliques, les narcomanes [sic], les débiles suggestibles et, enfin, les pervers. Il ajoute aussi cette note :
« À la différence des criminels en puissance, les débiles ne sont pas méchants en général […] ils sont menteurs, vaniteux, romanesques et par-dessus tout ils sont suggestibles ; ils sont les têtes de Turcs des vrais criminels, ceux qui tirent les marrons du feu. »
L’usage de termes comme débiles ou encore arriérés par les hygiénistes mentaux dans l’espace publique est caractéristique d’une époque. Il serait impensable, aujourd’hui, d’utiliser ces mêmes expressions pour qualifier des individus, dont des enfants, qui ont une faible constitution psychique ou, encore, qui accusent un retard sur leurs pairs. Toutefois, toutes ces désignations forgées par les spécialistes de l’époque ont encore, aujourd’hui, des échos. Certaines désignations, comme nous l’avons vu, ont disparu des référentielles médicaux alors que d’autres expressions se sont simplement sophistiquées. C’est notamment, comme nous le verrons, le cas du débile suggestible.
Détour par le passé
Au fil du temps et au gré des époques, des expressions forgées par le corps technologico-scientifique pourront radicalement changer de sens pour désigner les attributs physiques et psychiques d’une personne. C’est notamment le cas du mot débile employé au cours de l’entre-deux-guerres par les hygiénistes mentaux. Lorsqu’une expression scientifique bascule dans la sphère publique, on ne sait jamais contre qui elle se retournera et quels préjudices elle occasionnera. Un détour par le passé donne à voir des dérives notionnelles et politiques discriminatoires issues d’intentions parfois bienveillantes, alors que le temps présent est moins loquace et plus insaisissable ; d’où l’importance d’étudier le temps présent à l’aune du passé.
Dans une biographie sur Emmanuel Kant, il est écrit que ce dernier avait l’air débile. Surprenant ? Pas tout à fait, si l’on se donne la peine de remettre en contexte cette affirmation. Émanant tout d’abord de la médecine pour ensuite être reprise par les hygiénistes mentaux, l’expression débile servait simplement à désigner une faiblesse physique5. Lorsque les psychiatres et les hygiénistes mentaux transposèrent ce terme à la constitution de l’esprit, cela donna le terme débile mental, soit faible d’esprit. C’est dans un souci de raffinement nosologique que les hygiénistes mentaux ajoutèrent, pour plus de précision, des attributs complémentaires au mot débile, comme, par exemple, suggestible. Or, que voulait dire cette expression dans les années 1920-1930 ? Qui est son semblable contemporain ?
Tranquillement, le qualificatif de mental a disparu, faisant ainsi du terme débile une désignation autonome pour qualifier, cette fois avec mépris, l’état mental d’une personne. Débile, incompétent, moron, minable, bon à rien sont tous rapidement devenus des synonymes.
L’anormalité humaine
Suivant les nosologies psychiatriques proposées par Pinel, Esquirol et Morel notamment, les médecins hygiénistes de la fin du XIXe siècle établissent, eux aussi, des critères pour distinguer les anormaux des normaux et élargissent le filet des conduites et des mœurs « psychiatrisables ». Ces critères, fréquemment appliqués dès l’enfance, serviront également plus tard à créer dans le système d’éducation des filières différenciées pour les uns et les autres (Lehrer, 2012). Les premiers auront des droits et des libertés d’accès — bien qu’acquis auparavant par l’intermédiaire du statut social de leurs parents — à des institutions telles l’école ou plus tard, par l’entremise du mariage, à la famille6. Le sort des autres sera réglé à l’avance :
« […] comme tous les enfants entreront à l’école, les enquêtes s’attarderont à démontrer ceux qui peuvent y rester et ceux qui doivent la quitter. Les jeunes délinquants iront à l’école de réforme et, par la suite, ils seront dirigés vers les prisons.7 »
Cette possibilité de choix, pour les premiers, résulte de la conformité physique et mentale des sujets à l’égard des attentes de la société ainsi qu’aux technologies employées pour répartir les individus en diverses catégories (Goffman, 1975 : 11). Les seconds seront sans cesse surveillés. En fait, les divisions sociales et sanitaires qu’opèrent les hygiénistes dépassent de loin leur seule discipline. Elles traduisent plus directement les exigences de l’industrialisation et la suprématie des classes supérieures sur les classes laborieuses en plus de constituer, pour l’époque, un projet social fondé sur la ségrégation (Desloges, 1934; Forest, 19318). Cette déclaration de H.-A Frégier, chef du bureau de la préfecture de la Seine au milieu du XIXe siècle, illustre bien le souci que l’État, à l’époque, accorde à la pauvreté :
« L’acquis de l’esprit chez le pauvre, pour cela qu’il est superficiel et incomplet, doit donc être soumis, de la part de ceux qui gouvernent, à une surveillance perpétuelle. »
Généralement, le simple fait d’être pauvre constitue une défectuosité semblable à celle que les hygiénistes, mais non seulement eux, établiront par rapport à la condition physique et psychique de l’individu, en plus d’être un motif raisonnable pour investiguer son corps et son esprit. Il s’agit d’un sujet à surveiller, pour reprendre les propositions de Michel Foucault. Entre ici en scène l’usage des pouvoirs disciplinaires desquels émergent, par l’entremise des écritures sur autrui, des qualificatifs distinctifs permettant une classification objectivée, donc scientifiquement fondée, des individus défectueux du corps ou de la tête (Foucault, 1975 :189).
Une classification du sujet disciplinaire toujours de plus en plus précise permet, à l’évidence, aux autorités scientifiques et politiques de mieux cibler les divers « déviants mentaux » au cours des décennies étudiées. Alors que la débilité mentale est due à un état de faiblesse intellectuelle, de cause congénitale ou acquise, au cours des années 1910-1920, elle est aussi dite incurable (Tétrault, circa 1920). Avec le développement de la neuropsychiatrie au cours de l’entre-deux-guerres, les causes deviennent d’origine organique et lésionnelle (Langlois et al. 1930). Les neuropsychiatres Langlois, Saucier et Amyot associent la débilité mentale à la perversité puisqu’il faut, apparemment, une intelligence moindre pour transgresser indûment les valeurs morales. Et c’est pour cette raison que cette affirmation n’est pas, pour l’époque, étonnante :
Les imbéciles et les débiles sont habituellement des amoraux. Ceux qui sont intelligents [parmi les imbéciles et les débiles] sont de véritables plaies sociales, souvent mythomanes, avec des perversions sexuelles comme l’homosexualité.9 »
Selon les définitions données au débile mental, aussi appelé « moron », ce type d’arriération mentale est celle qui présente le plus léger déficit intellectuel, soit l’âge mental d’un enfant normal de 7 à 12 ans.10 Voici comment le Dr Leclair définit le « moron » ou débile :
« À l’école, il [le moron] devient têtu, irascible, désobéissant, inattentif, incorrigible et il faut le surveiller plus que les autres. […] Il garde difficilement une position parce qu’il est malhonnête, incompétent, sans initiative. Il est vain, effronté, égoïste, incorrigible et facile à entrainer. La sympathie lui est presque inconnue. Ses mœurs sont décidément mauvaises : onanisme, prostitution, inceste, perversions sexuelles, il y a tous les degrés. […] Il ne connaît pas la honte et son repentir est ou de surface ou de courte durée.11 »
Il poursuit en écrivant que « [n]ombre d’adultes « Morons » vivent paisiblement dans la société sans toutefois être de brillants succès. […] Les cas, cependant, qui deviennent un danger à la société ou un fardeau insupportable à la famille sont confiés aux institutions.12 » La ségrégation s’opère sur le registre de la peur et de la honte devant ces êtres potentiellement dangereux pour la société. À cet égard, nulle surprise à lire les mots des Drs Noël et de Bellefeuille : « nous sommes tout de même en mesure de déclarer que les quartiers populeux à familles nombreuses dont les conditions économiques laissent à désirer, fournissent un plus fort pourcentage d’anormaux que les quartiers aisés. »13
La piste de la surveillance
Qui donc est le débile suggestible d’hier ? Le terme de débile, comme nous le mentionnons au début du texte, sert simplement à désigner une personne de constitution fragile. Mais qu’entend-on par suggestible ? Ce qualificatif, dans le sous-texte, désigne une personne influençable, c’est-à-dire sensible à la suggestion et comportant une certaine fragilité morale liée à sa condition. C’est dans ce sens que les hygiénistes mentaux nomment les personnes qui, sous de mauvaises influences, seraient susceptibles de commettre des délits, de s’écarter de la norme et de faire des conneries14 sans pour autant représenter un danger avéré pour eux-mêmes et la société. C’est ce qui les différencie des criminels. Et c’est pour cette même raison qu’il est mentionné qu’il faudra, en même temps, faire preuve de compassion dans le respect des valeurs chrétiennes et les soumettre à une surveillance perpétuelle, comme le rappelait Frégier en 1840. Ici, ne perdons pas de vue l’idée de surveillance, car elle est au cœur de notre énigme. Maintenant que nous savons à qui nous avions à faire dans les années 1920, tentons de réfléchir sur son successeur actuel.
Selon toute vraisemblance, il appert que cette personne pourrait peut-être être celle qui est décrite dans le discours public, savant et populaire, d’aujourd’hui comme étant vulnérable. Thomas (2008) révèle que la désignation de vulnérable date des années 1980 et que son emploi, très élastique, implique dorénavant les populations pauvres, les migrants et les ouvriers à statuts précaires notamment. Toujours selon Hélène Thomas, cette nouvelle forme de désignation aurait pour effet, en plus de bannir du langage courant le terme pauvre, de faire disparaître les pauvres comme groupe visible dans les sociétés démocratiques. C’est d’ailleurs ce qui amène Sylvestre (2012 : 31) à avancer que les vulnérables auraient comme point commun d’être pauvres. Concept valise, on peut y faire entrer à peu près n’importe qui, comme le rappelle Sylvestre : les personnes âgées, les handicapés, les porteurs du VIH, les itinérants, les mères sans diplômes et leurs enfants. À partir du moment ou une personne ou un groupe devient, non plus pauvre, déqualifié, désaffilié et dépouillé mais bien vulnérable et dès lors que la vulnérabilité devient à son tour, comme l’indique Sylvestre (2012 : 37), une cause de la pauvreté, « on accuse une perte sociale et politique immense en dissimulant la pauvreté derrière le voile de la vulnérabilité et en éliminant le droit à l’égalité au profit d’une certaine dignité et intégrité physique dont ils portent [les vulnérables] ultimement le fardeau. »
De la nature des pauvres
Partant de l’être possiblement ou résolument débile et expliqué par des facteurs biologiques, on a tranquillement transformé en euphémisme la désignation d’individus transgressant l’ordre social. Le terme débile a pris, lui, une connotation péjorative et sa nouvelle figure semble recouvrir, plus que les personnes ayant des troubles mentaux, les personnes dites à risque très élevé de pauvreté, de criminalisation, d’exclusion, de maladies, soit les personnes dites vulnérables. Ainsi, en qualifiant certains individus de vulnérables, on essentialise une conception de l’être humain comme social et singulier et on somme les plus à risques, issus principalement des classes populaires (Sylvestre, 2012), d’adopter les valeurs de la démocratie sociale (le travail, la redistribution des revenus, le logement, le respect des lois, les liens intergénérationnels, etc.) en omettant de prendre en compte que plusieurs n’ont tout simplement pas les moyens et les ressources pour atteindre ces idéaux. Castel (2007) résume bien ce paradoxe lorsqu’il avance que les jeunes des banlieues [en France] partagent les aspirations de la « Société Dominante » alors qu’ils ont « les deux pieds dans la précarité économique et la tête dans l’univers culturel des classes moyennes ». Malgré les divers moyens mis en place au cours du dernier siècle pour reformater les débiles, c’est-à-dire les faibles, et/ou modifier les déterminants de leur exclusion sociale, l’analyse des sociétés actuelles donne à voir la faillite de l’entreprise réformiste et renvoie les causes de cet état de pauvreté et de vulnérabilité aux individus eux-mêmes, telle une fatalité (Castel, 2007).
Face à la pitié et à la compassion à l’égard des exclus et vulnérables, découle une prise en charge (rappelons que porter secours est aussi une forme de contrôle social) institutionnelle de certains individus responsables, par eux-mêmes ou par transmission, de leur état social qui pose problème. En expliquant la notion de dévolution, Martuccelli (2010 : 217) écrit que « la dévolution rend l’individu, toujours et partout responsable non pas de ce qu’il fait ou a fait mais de tout ce qui lui arrive parce que, contre toute vraisemblance, ce qui lui arrive est considéré comme le résultat de ce qu’il a fait, ou de plus en plus, de ce qu’il n’a pas fait ». De ce qu’il n’a pas fait pour contribuer au bon fonctionnement de la société et de la morale, il se retrouve, sans cesse, au banc des accusés.
Comment, en effet, comprendre et justifier les expressions s’en sortir et parvenir ? Se sortir de la pauvreté et de la misère ? Parvenir à un état de richesse ? Pourtant, l’enjeu n’est pas de prime abord financier. Garder le pas, suivre la ligne, adopter des comportements socialement acceptables, se conformer aux valeurs des bien-pensants : une faille énorme entre le regard des uns et les positionnements des autres. Comment ne plus répondre à une certaine doxa, celle du milieu d’attache, pour aspirer à l’identité sociale des autres ?
Comme le dit Sylvestre (2012 : 34), « la vulnérabilité est devenue une cause de la pauvreté ». Perçu comme une maladie, les stratégies d’intervention passent par la prévention précoce de cet état, souvent lié à des facteurs criminogènes et psychopathogènes. Castel (1981: 143) a d’ailleurs écrit : « [a]insi, prévenir, c’est d’abord surveiller, c’est-à-dire se mettre en position d’anticiper l’émergence d’événements indésirables (maladies, anomalies, comportements déviants, actes de délinquance, etc.) au sein de populations statistiques signalées comme porteuses de risques. » Des débiles suggestibles sous la loupe des professionnels de l’entre-deux-guerres, nous sommes passés, par l’intermédiaire de l’épidémiologie, aux être vulnérables comme porteurs de risques sociaux et moraux.
Les mots de l’époque étaient choisis : les débiles étaient décrits comme têtus, désobéissants, incorrigibles, influençables, souvent mythomanes, pervers sexuels, homosexuels, masturbateurs, prostituées ou incestueux. Les mots d’aujourd’hui, d’une rectitude politique obligée, parlent des vulnérables et des fragiles qui sont qualifiés de résilients (Sylvestre, 2012; Thomas, 2008) lorsqu’ils suivent la voie tracée d’avance pour eux, surtout s’ils ne se rebellent pas. Cet extrait de Robert Castel (1995), illustre bien les risques encourus par les pauvres : « Celui qui sans asile, sans ressource ne peut plus payer sa subsistance cesse d’être libre, il est sous l’emprise de la force et il ne peut pas faire un pas sans commettre un délit ».