Le jeune adulte itinérant ne l’a pas eu facile, c’est bien connu. Son histoire familiale est peuplée d’événements pénibles, l’expérience scolaire fut souvent un cauchemar, l’adolescence une longue dérive, l’entrée dans la rue presque prévisible (Coates et McKenzie-Mohr, 2010; Lussier et Poirier, 2000; Poirier et al., 2007). Il en est résulté une cascade de difficultés personnelles, d’une crise relationnelle à l’autre, du décrochage au chômage, du déracinement à l’indigence, de l’anxiété à la toxicomanie. Le quotidien dans la rue n’est pas non plus une sinécure. Le jeune adulte itinérant est à la recherche constante d’expédients pour survivre. Enfin, tout semble se liguer pour lui rendre la vie toujours plus compliquée, en l’exposant à de multiples formes de discrimination, de mépris institutionnel et d’abus de pouvoir (Elkouri, 2012).
Ce portrait, tristement réel, est cependant incomplet. Même dans les situations les plus difficiles, l’être humain est capable de rebonds et de résilience. Il est vrai que certains itinérants ne réussissent pas à surnager et voient constamment leur situation péricliter. Mais d’autres apprennent à s’organiser, prennent conscience des ressources disponibles, profitent des bouées qui leur sont lancées, réussissent au fil du temps à se libérer de leurs démons intérieurs, bref, découvrent, explorent et utilisent mille et une stratégies pour améliorer leur sort. Si les problèmes des itinérants sont assez connus, il est important de mieux comprendre ces ressources – et les nombreuses nuances possibles selon les parcours et les situations des uns et des autres – si on veut continuer d’améliorer nos pratiques d’intervention (Bender et al., 2007; Radley et al., 2005).
« Apprendre » dans la rue
Apprendre dans la rue relève de plusieurs types de connaissances. On y retrouve des savoirs informationnels (quoi ? où ?) mais aussi du savoir-faire (comment s’y prendre ?) et du savoir-être (quelles attitudes adopter ? comment se comporter avec les autres ?). Les acquis sont donc possibles à plusieurs niveaux, notamment cognitifs, affectifs et sociaux. Ces apprentissages se font « sur le tas », au fil des jours. La rue ne donne ni diplôme, ni reconnaissance officielle. Ce qu’on y apprend se place mal dans un curriculum vitae, même si certains apprentissages sont probablement transférables et peuvent être utiles pour la réinsertion et pour les étapes subséquentes de la vie.
Apprendre dans la rue n’est pas en soi un acte moral, ou « socialement acceptable ». On y apprend toutes sortes de choses, y compris des savoirs illégaux ou néfastes. On peut par exemple y apprendre à s’injecter des drogues dures (Roy et al., 2011). Les savoirs acquis peuvent conduire à des pratiques réprimées ou peu valorisées (Karabanow et al., 2010), les pairs n’étant pas toujours des modèles à suivre. Ils peuvent transmettre des comportements problématiques et même détruire des acquis utiles, en les dévalorisant constamment (Ogden et Avades, 2011). Cependant, on peut aussi considérer que les prises de conscience reliées à ces risques peuvent faire partie des apprentissages utiles.
Enfin, tout apprentissage nécessite des prérequis, des aptitudes et des conditions d’acquisition favorables. Certains savoirs peuvent être difficiles ou impossibles à acquérir. Certains itinérants ont vécu tant d’horreurs et accumulé tant de problèmes personnels qu’ils se tiennent complètement à l’écart des autres et n’ont que peu de disponibilité intérieure pour s’adapter à leur condition. Ils ne sont pas outillés pour la rue et pourtant, ils s’y retrouvent. On peut ainsi établir tout un continuum de nuances possibles entre le jeune adulte itinérant qui « apprend vite » et celui qui n’est pas du tout capable d’apprendre à se débrouiller. Bref, on ne doit pas préjuger de la capacité de socialiser ou d’apprendre dans la rue. Ceci dit, bon nombre de jeunes adultes itinérants semblent en mesure d’acquérir des savoirs assez étonnants, d’une grande diversité.
Typologie exploratoire
Si l’apprentissage est rarement l’objet direct de travaux, plusieurs recherches ont cependant exploré les actions stratégiques et les trajectoires adaptatives des itinérants (Beauchamp, 1999, 2003; Bender et al., 2007; Greenblatt et Robertson, 1993; Kidd, 2003; Lankeneau, 1999; Lindsey et al., 2000; Mallett et al., 2004; Reitzes et al., 2011; Rew et Horner, 2003). Évidemment, on peut présumer que ces savoirs ne sont pas innés – on ne naît pas déjà tout équipé pour survivre sans domicile stable dans les rues d’une grande ville.
La transmission des savoirs nécessaires se fait par de multiples moyens, tant par les démarches individuelles (observer, lire) que par les interactions avec les autres. On apprend en regardant, en écoutant, mais aussi en discutant, en « pistant » les autres, en se joignant à leur itinéraire quotidien et en copiant ce qui semble le plus efficace. Certains itinérants assez débrouillards sont aussi très doués pour enseigner et font en quelque sorte « école » autour d’eux. En recherche et en intervention, on a d’ailleurs recours à ces leaders naturels pour faciliter les prises de contact initiales sur le terrain ou dans la diffusion de mesures de prévention et de promotion de la santé (Connor et al., 1999).
L’information est disponible partout et même la technologie peut jouer un rôle. Aux États-Unis, on voit apparaître des sites web qui présentent des conseils de survie dans la rue. Ces conseils sont souvent très concrets, axés sur la situation immédiate. Malgré qu’on puisse douter que le web soit le medium de transmission le plus efficace, les informations que ces sites véhiculent illustrent bien l’existence d’un tel savoir et l’intérêt de le transmettre aux personnes qui en sont à leurs premières armes dans la rue.1
Après notre recension des écrits, nous avons survolé la question des apprentissages de la survie dans la rue avec un petit groupe de jeunes adultes itinérants, dans le cadre d’un café-rencontre. Cet échange préparatoire plutôt informel a duré plus de deux heures autour de quelques cafés et de cinq questions : « Comment c’était, au début, dans vos premières expériences, de vous retrouver à la rue ? ; Que trouvez-vous de plus difficile dans le quotidien et comment vous y adaptez-vous ? ; Qu’est-ce que vous avez appris dans la rue et qu’il est important de savoir ? ; Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui arrive dans la rue ? ; Qu’avez-vous appris dans la rue qui pourrait vous être utile plus tard dans la vie ? ». Ces questions ont été bien reçues et ont suscité des échanges assez ouverts.
On peut dès lors formuler une première typologie. Ce n’est toutefois qu’un premier survol. Les catégories devront être validées et elles sont présentées ici en tant que travail en cours, pour susciter la réflexion, l’intérêt d’autres chercheurs, et peut-être pour servir de thèmes de discussion dans le cadre de certaines activités des organismes œuvrant auprès des itinérants.
Selon la typologie proposée, les apprentissages des itinérants peuvent se décliner selon quatre grands axes : 1) la collecte, la rétention et l’usage d’informations utiles ; 2) l’identification, la prévention et la gestion des risques ; 3) les apprentissages relationnels positifs (socialisation et entraide) ; 4) la croissance personnelle et la recherche de sens. Les apprentissages peuvent se faire à plusieurs niveaux et sur plusieurs axes simultanément.
Collecte, rétention et usage d’informations utiles
Les informations utiles consistent en tous les savoirs informationnels et stratégiques pouvant être utilisés dans le quotidien. Sans en dresser une liste complète, on peut mentionner les connaissances suivantes, toutes d’une grande pertinence pratique : a) connaître les ressources d’hébergement à court et à plus long terme ainsi que les ressources de jour offrant des repas et d’autres avantages (lieux, horaires, usages) ; b) connaître les lieux et circonstances où on peut dormir à l’extérieur (rough sleeping) ainsi que les lieux intérieurs privés ou publics où il est possible de se reposer (avec ou sans autorisation) ; c) savoir où se tenir et quoi faire durant la journée, où s’activer et se détendre, où il est préférable de consommer, où il est possible de mendier ou d’exercer d’autres activités économiques (recyclage, circulaires, services, prostitution) ; d) connaître les règles et mécanismes de l’aide sociale, les papiers et les démarches nécessaires, les programmes de soutien ou d’employabilité, les petits emplois temporaires disponibles, les lieux d’encaissement des chèques, l’usage des pawnshops ; e) connaître en profondeur certains quartiers, les toilettes accessibles, les moyens de transport, les horaires et l’utilité de multiples lieux et commerces ; et f) connaître les institutions de santé, les cliniques spécialisées, les thérapies pertinentes, les bonnes références, les milieux de désintoxication, les suivis disponibles.
Au fil du temps, les connaissances acquises peuvent devenir assez considérables – en quantité et en qualité – et constituer un trésor inestimable pour se débrouiller. La personne qui se retrouve soudainement à la rue risque de n’avoir qu’une connaissance bien fragmentaire de tout cela.
Identification, prévention et gestion des risques
Vivre dans la rue, c’est prendre des risques. Tout peut arriver. Il faut apprendre avec qui se tenir, autour de qui dormir (surtout à l’extérieur), à qui parler, à qui prêter de l’argent, de qui en emprunter, à qui rendre service, avec qui consommer, de qui acheter des drogues. Il y a aussi tout un art à acquérir dans les rapports avec les passants – notamment pour la pratique de la mendicité – ainsi que dans les rapports avec les autorités, les policiers, les gardiens de sécurité, les agents de l’aide sociale, les milieux juridiques. Même avec les ressources d’aide, il faut savoir à qui on peut vraiment faire confiance, qui a fait ses preuves, qui est disponible dans les coups durs. On apprend aussi à éviter les milieux qui sont source de retraumatisations douloureuses (certaines hospitalisations et même certaines « thérapies »).
Il faut apprendre à réduire le plus possible les risques reliés à la consommation (avec plus ou moins de succès), à éviter les violences potentielles, à identifier les personnes qui « font du trouble », à s’éloigner des fêtes qui dégénèrent trop. Il faut apprendre à gérer le mieux possible les risques de transmission de maladies dans un contexte où il est très difficile d’y parvenir. Dans le cadre de la prostitution et du sexe d’adaptation2 (survival sex), il faut apprendre à se protéger, identifier qui peut convenir comme client ou comme partenaire temporaire (avec un hébergement à la clef) et qui représente un risque excessif, avec qui ou chez qui ne jamais aller, comment réagir si la situation dérape dangereusement.
Tous ces acquis peuvent sembler négatifs, sans raison d’être dans un monde idéal, mais ils sont dans la rue aussi nécessaires que le fait d’apprendre à nager si on doit travailler dans une piscine. Dans ces circonstances, la méfiance est parfois bonne conseillère. Malheureusement, ce ne sont pas tous les itinérants qui peuvent intégrer les informations et les réflexes nécessaires.
Socialisation et entraide
Tout n’est pas désastreux. Il y a aussi de nombreux apprentissages relationnels et affectifs positifs qu’on peut faire dans la rue, en lien avec la socialisation, l’entraide, l’empowerment individuel et collectif (Parazelli et Colombo, 2006; Jefferson et Harkins, 2011). Christopher Reid (2010 : 21), qui a lui-même connu l’itinérance, fait ressortir quelques exemples des petits trocs possibles : « Dans notre gang, si quelqu’un distribuait des circulaires, mais avait besoin de bottes, on allait lui en chercher au comptoir de vêtements et, en contrepartie, il nous donnait du tabac acheté avec son salaire ».
L’entraide demande beaucoup plus d’habiletés qu’on ne le croit généralement. Comment aller vers les autres, prendre la chance de participer à leurs activités ? Comment faire partie d’un groupe, faciliter les échanges ? Comment prendre soin des autres, y compris de son animal (le cas échéant) ? Comment garder une attitude positive, ne pas trop se décourager, ne pas s’isoler complètement ? Tout cela s’apprend, mais encore faut-il être minimalement capable d’être en lien avec les autres, de communiquer, d’établir des ponts. Ce n’est pas toujours le cas.
Dans le recours aux milieux d’intervention, il faut aussi apprendre à recevoir de l’aide et à l’utiliser. Il faut apprendre à parler de soi, à se remettre un peu en question, à expérimenter de nouveaux comportements. La participation à un programme d’employabilité peut, par exemple, être très exigeante. Il faut apprendre à s’investir, à se responsabiliser, à respecter un horaire, à interagir, à tolérer les autres (et les patrons potentiels!), à répondre aux attentes et à accepter de rendre des comptes. Il est parfois nécessaire de rebâtir tout cela à partir de zéro.
Il est évident qu’il y a des nuances notables entre chaque personne itinérante. Un jeune adulte qui a été sévèrement abusé ou négligé dans son enfance risque d’avoir beaucoup moins d’acquis relationnels positifs qu’un autre jeune qui se retrouve à la rue à la suite de circonstances récentes. Certains itinérants sont plus sociables et cela facilite les apprentissages possibles. « Être une personne naturellement portée vers les autres facilite considérablement l’abord des étrangers et facilite les contacts avec les autres jeunes qui ont des informations et connaissent des ressources utiles » (Bender et al., 2007 : 32).3 Comme le dirait Orwell (1933), qui a bien connu la pauvreté et l’itinérance, certains sont plus égaux que d’autres dans la rue.
Croissance personnelle et recherche de sens
La rue change une personne. Elle peut être sans pitié mais elle peut quelquefois conduire à des changements constructifs. Elle peut devenir l’occasion d’apprendre à mieux se connaître, à développer une certaine sagesse face à la vie et parfois même, une certaine spiritualité. Sans idéaliser la chose, sans surtout prétendre que cela soit vrai pour tout le monde, certains apprentissages peuvent s’y faire au niveau des prises de conscience, du développement affectif et des capacités d’action.
Dans une recherche qualitative auprès de 16 itinérants, Jefferson et Harkins (2011 : 111) ont trouvé que l’empowerment se reflète aussi dans les acquis intérieurs. Dans leurs entretiens, les itinérants ont abordé au moins trois volets en lien avec la croissance intérieure et la capacité de se mobiliser pour s’en sortir : a) la résilience et les espoirs pour un futur meilleur ; b) la réciprocité dans la croissance – c’est-à-dire la capacité d’être soutenu et de soutenir les pairs ; et c) une meilleure connaissance de soi et une certaine acceptation face aux expériences et traumatismes vécus.
En fait, cela n’a rien d’étonnant si on considère que la plupart des itinérants ayant fréquenté la rue un temps suffisant ont eu recours assez fréquemment à des ressources d’aide et ont donc eu la chance d’entreprendre des démarches et de rencontrer des aidants empathiques et compétents, même si cela n’a pas toujours semblé concluant. Il faut parfois toucher le fond pour commencer à remonter. Quelqu’un ou quelque chose finit par percer la carapace qui se construit dans les grandes souffrances. Une petite lumière s’allume, un horizon se dégage. Il y a bon nombre d’excellents organismes communautaires et d’équipes du réseau public qui font tout leur possible pour venir en aide. Outre les découvertes personnelles et les liens avec des pairs aidants, le contact plus ou moins prolongé avec ces milieux d’intervention favorise des acquis significatifs. Certains itinérants apprennent ainsi à s’interroger sur le sens de ce qui leur est arrivé, à se dégager de certains traumatismes. Ils découvrent de nouvelles motivations et de nouvelles ressources pour s’en sortir.
Conclusion
Les apprentissages dans la rue sont bien réels, mais à géométrie hautement variable. Certains itinérants font des acquis considérables ; pour d’autres, la souffrance est telle et les carences si grandes qu’il ne faut pas s’étonner que leur situation dégénère rapidement ou qu’ils vivent, en quelque sorte, en marge de la marge. Mais quand l’apprentissage est possible – et il faudrait mieux en comprendre les conditions – les résultats peuvent être étonnants sur le plan de l’adaptation à ce contexte extrême de survie quotidienne. Dans certains cas, la question suivante peut même se poser : est-il possible que certains jeunes adultes itinérants apprennent si bien à s’organiser et à se débrouiller dans la rue que cela puisse nuire à leur réinsertion ? Ou qu’ils soient rapidement déçus des alternatives disponibles ? Cela mérite réflexion. Est-il possible en contrepartie que certains acquis faits dans la rue soient transférables et puissent être utiles, nécessaires peut-être même, pour une démarche réussie de réinsertion et pour les étapes ultérieures de la vie ? La recherche doit explorer davantage ces questions pour tenter de mieux comprendre les apprentissages effectués, les dynamiques entourant la vie dans la rue et les enjeux que soulèvent les efforts de sortie de l’itinérance.