Au Québec, comme ailleurs, les médecins jouent un rôle central dans l’évaluation des « contraintes à l’emploi » chez les personnes inscrites à l’aide sociale. Dans le contexte québécois, la différence dans la prestation accordée peut permettre à une personne de « sortir de la rue » – le cas échéant – ou de se donner certaines conditions de vie minimalement acceptables. D’où un dilemme éthique pour le médecin impliqué. Jusqu’à quel point ce dilemme affecte-t-il le rôle de soignant ? Comment les médecins sont-ils venus à jouer ce rôle ? Faudrait-il remettre ce rôle en question ?
Les trajectoires de vie des personnes vivant dans la pauvreté, dans lesquelles interviennent les médecins, sont marquées à la fois par leurs conditions matérielles d’existence, et par des rapports sociaux qui peuvent être stigmatisants ou aidants. Si la stigmatisation a comme conséquence le maintien de la personne dans sa situation ou l’aggravation de celle-ci, son amélioration dépend de l’existence d’autres types de rapports dans le cadre desquels elle peut retrouver reconnaissance et soutien. Dans ce contexte global où les rapports avec les populations sujettes à l’appauvrissement peuvent soit les stigmatiser davantage, soit leur apporter un réel soutien, comment caractériser le rôle joué par les médecins dans l’administration de l’aide sociale ?
Dans le cas du Québec, la Loi sur le soutien du revenu prévoit qu’une personne qui présente certaines contraintes à l’emploi (et qui est en fait inapte à l’emploi) est admissible à une augmentation de la prestation de base de l’assistance-emploi. Ces contraintes peuvent être «temporaires» ou « sévères ». Dans le cas de contraintes temporaires, la personne doit démontrer, par la production d’un rapport médical, que son état physique ou mental l’empêche, pour une période d’au moins un mois, de réaliser une activité rémunérée. Dans le cas de contraintes sévères à l’emploi, la prestation sera augmentée d’une allocation supplémentaire si la personne en cause démontre, par la production d’un rapport médical, que son état physique ou mental est, de façon significative, déficient ou altéré pour une durée vraisemblablement permanente ou indéfinie et que, pour cette raison et compte tenu de ses caractéristiques socio-professionnelles, elle présente des contraintes sévères à l’emploi. Pour un adulte, l’allocation supplémentaire prévue pour une contrainte temporaire est de 117$ par mois – allocation qui s’ajoute au montant de base de 551$ prévu par la Loi – alors que pour une contrainte sévère, l’allocation supplémentaire prévue est de 303$.
C’est ainsi le médecin qui doit décider si la condition de santé de la personne justifie un tel statut, tout en sachant que le montant de base accordé à l’aide sociale ne permet pas aux prestataires de sortir de la pauvreté, ce qui risque d’avoir un effet néfaste sur sa santé par la suite. Le médecin doit aussi porter un jugement sur les conditions de santé nécessaires pour effectuer tel ou tel type d’emploi, et là aussi, peut être conscient que certaines conditions de travail – notamment au bas de l’échelle – peuvent avoir un impact négatif sur la santé de son patient. Autrement dit, le médecin assume un rôle relevant de l’administration de l’aide sociale et de l’évaluation des exigences du marché du travail, rôle qui déborde celui de soignant et risque de le placer dans un autre type de rapport vis-à-vis de la personne. Ce rôle peut devenir de plus en plus difficile avec la baisse, en valeur réelle, des prestations d’aide sociale, l’appauvrissement progressif des travailleurs au bas de l’échelle et les conséquences inévitables de ces deux types d’appauvrissement sur la santé. C’est ici que le médecin peut ressentir un malaise profond relevant du sentiment d’être contraint et complice d’un système qui exclut plutôt qu’il inclut.
Télécharger le document
Télécharger (.PDF)Auteurs
- Marie-Carmen Plante
- Psychiatre clinicienne retraitée, collaboratrice au CREMIS