Doris Allard est organisatrice communautaire au CSSS Jeanne-Mance, où elle travaille notamment sur des dossiers en lien avec la sécurité alimentaire. Elle raconte ici l’histoire du projet de Magasin solidaire auquel elle a été étroitement associée depuis ses origines en 2011. Elle illustre ici une démarche accompagnée par l’organisation communautaire, tant dans le soutien au démarrage du projet, d’une démarche d’empowerment, du développement d’un projet structurant pour un milieu, de la problématisation à la recherche d’une solution collective pour un besoin collectif, de la concertation et de l’aide dans la recherche de financement.
À quelques semaines de la tenue du prochain Magasin solidaire, le comité opérationnalisation est réuni dans un local d’un organisme communautaire du Plateau Mont-Royal. On s’affaire à finaliser la liste des achats pour le volet épicerie. Parmi le groupe, Jocelyne, une citoyenne du quartier bien impliquée dans un organisme associé au projet, poursuit son engagement dans le projet de Magasin solidaire depuis le tout début. Comme citoyenne, comme mère et comme consommatrice, elle souhaitait qu’il y ait d’autres solutions que le dépannage pour les femmes monoparentales qui, comme elle, vivaient le stress de l’insécurité alimentaire de façon récurrente. Depuis trois ans, Jocelyne contribue donc à l’organisation de chaque édition du Magasin. Son point de vue et sa contribution sont précieux, car ils traduisent les besoins des personnes pour qui, principalement, le projet a été créé, puis s’est développé. Aujourd’hui, d’autres citoyens et organismes se sont joints au comité opérationnalisation, reflétant les besoins divers de la population : personnes seules, retraitées ou familles. Retour sur la genèse de ce projet collectif.
Choix et dignité
En 2005, le Forum(1) sur l’état des besoins et des ressources en dépannage alimentaire du Plateau Mont-Royal avait débouché sur plusieurs constats : des ressources peu nombreuses et inégalement réparties dans le quartier, limitées dans leurs moyens et leurs actions et ne comptant que sur quelques personnes bénévoles. Cela se traduisait par une réponse insuffisante aux besoins d’urgence. Il apparaissait nécessaire de réfléchir à une solution plus globale et durable pour les personnes en situation de précarité. Sans nier la pertinence du dépannage alimentaire, il fallait trouver une alternative pour aller plus loin. Dans cette perspective, l’idée était de garantir un meilleur accès à la sécurité alimentaire, dans ses dimensions de choix et de dignité de la personne, en associant alimentation et information et, pourquoi pas, plaisir ! Une action pour que les personnes gagnent un peu plus de pouvoir sur leur vie.
Graduellement, sous l’impulsion de citoyens, par des échanges entre les organismes du comité sécurité alimentaire et les membres de la table de concertation et par la visite de ressources ailleurs à Montréal et au Québec, le projet de Magasin solidaire s’est esquissé dans ses trois volets : une épicerie, où se procurer à meilleur prix des aliments nécessaires au maintien d’une bonne santé ; un café citoyen, lieu d’animation et de rencontres, mais aussi plate-forme pour des projets collectifs ; et une cuisine communautaire.
L’accès
C’est par le biais de focus groups réalisés auprès des membres d’organismes œuvrant dans l’alimentation que la composante « épicerie » — la plus complexe du projet – s’est élaborée. Cet exercice a confirmé que les personnes à faible revenu, soumises aux mêmes discours sur la responsabilité personnelle face à la santé, connaissent les ingrédients d’une alimentation saine et souhaitent profiter de ses bienfaits. Ne pas pouvoir se procurer des aliments sains, c’est comme être relégué à un rôle de citoyen de second ordre et cela peut devenir stigmatisant. Il n’est pas valorisant de se rabattre régulièrement, pour des questions de budget (en lien avec la variation des prix des aliments et, en particulier, des fruits et légumes), sur les denrées vendues au Dollarama, en sachant qu’elles sont souvent de moindre qualité. Le Plateau Mont-Royal n’est certainement pas un « désert alimentaire2 » (sauf peut-être dans la partie du Mile-End) puisque bien pourvu en commerces d’alimentation : le problème n’est pas l’offre, mais l’accès économique pour une partie de la population.
Deuxième élément de complexité pour le volet épicerie : l’approvisionnement. À l’instar des entreprises commerciales, l’avenue pour pouvoir se procurer des aliments à meilleur prix est de se regrouper pour obtenir un plus grand pouvoir d’achat. D’autres quartiers à Montréal faisaient face au même défi et, avec le soutien de Moisson-Montréal, un regroupement d’achats s’est mis sur pied, le Regroupement d’achat des organismes communautaires (RAOC). Devenant membre du RAOC, le Magasin solidaire avait accès à des fournisseurs avec qui des prix plus avantageux avaient été négociés.
Le projet du Magasin solidaire était d’autant plus ambitieux, qu’il ne comptait sur aucun financement important pour son démarrage. Pour cette raison, il fallait davantage miser sur le partenariat et la concertation du milieu afin de le mettre en place et de le faire vivre : la volonté était d’en faire un projet porté collectivement. Plusieurs présentations ont été faites aux membres d’Action Solidarité Grand Plateau (ASGP) et à ceux des tables sectorielles pour faire connaître le projet, le bonifier, le valider et obtenir l’adhésion des organismes du quartier.
Depuis ses premières conceptualisations, le Magasin solidaire devait se situer dans la partie est du Plateau (à l’est de la rue Papineau), secteur du quartier où est davantage présente une population à faible revenu et où les organismes communautaires sont moins implantés. Le projet se voulait un pôle d’animation et de développement pour la communauté. Mais sans moyens financiers et donc, sans locaux, le Magasin solidaire demeurait « virtuel ». Une fois de plus, la solidarité et la débrouillardise d’un milieu sont venues donner le coup de pouce, changeant la situation. La direction du Resto-Plateau, une entreprise d’insertion œuvrant en cuisine d’établissement, offre d’accueillir dans ses locaux inoccupés le samedi, le volet « épicerie » du projet, une fois par mois. Un comité opérationnalisation se met alors sur pied, impliquant des organismes du quartier : le Resto-Plateau, les Dîners St-Louis3 et le CSSS Jeanne-Mance, via l’organisation communautaire.
Prévu à l’origine pour une période d’essai de trois mois, le Magasin solidaire continue, un peu plus de deux ans plus tard, à se tenir, de septembre à mars, dans les locaux du Resto-Plateau. D’avril à juin, afin de se rapprocher de la population habitant l’Est du quartier, c’est aux Dîners St-Louis que cela se passe. Chaque édition rejoint de 150 à 200 personnes en situation de faible revenu de toutes provenances (étudiants, travailleurs à petit salaire, familles, personnes âgées, etc.).
Depuis un certain temps déjà, c’est bien plus que le volet « épicerie » qui prend place chaque mois : on y trouve également des ateliers d’information tenus par des organismes du milieu, une halte-garderie, un coin café-citoyen et un kiosque de dégustations – fort populaire d’ailleurs – d’aliments préparés à partir de ce qui est en vente sur place. Outre le fournisseur principal pour les denrées non périssables, le comité opérationnalisation a développé graduellement d’autres partenariats. Le Magasin est dorénavant client d’une entreprise en économie sociale pour ses fruits et légumes frais, d’un torréfacteur pour du café équitable, d’une microentreprise en démarrage pour des légumes, herbes et miel biologiques, en saison. Un petit kiosque d’aromates, vendus en petits sachets, s’est ajouté cette année.
Depuis la première année d’opération, des sondages sont effectués régulièrement au Magasin, afin d’établir le profil sociodémographique de la clientèle et d’évaluer les différentes activités qui sont offertes. Il en résulte que les clients viennent principalement du quartier, qu’ils soient des retraités, des étudiants, des travailleurs ou des personnes seules. Ce sont aussi, très majoritairement, des personnes dont les revenus sont limités. Ces cueillettes d’informations nous apprennent par ailleurs que ceux qui fréquentent le Magasin apprécient l’esprit communautaire et solidaire du projet, l’animation qui y règne, tout autant que le fait de pouvoir se procurer des aliments de base à meilleur prix.
Le Magasin solidaire compte une quarantaine de bénévoles très impliqués, citoyens et, à l’origine, clients pour la plupart. Ils sont au cœur de l’organisation et participent chaque année à la rencontre de bilan des activités. La promotion du Magasin solidaire se fait beaucoup via les organismes du quartier, les écoles ou les comités de locataires d’HLM. Dans certains cas, l’information est incluse dans le journal interne des organisations. Il ne faut pas oublier le bouche-à-oreille et la publicité que font les citoyens bénévoles autour d’eux.
Le Magasin solidaire est par ailleurs une occasion de réseautage pour les organismes et certains ont mis sur pied de petits projets en commun, par exemple des soupers-bénéfices avec le Resto-Plateau ou des ateliers de cuisine collective ponctuels avec une banque alimentaire recevant surtout des hommes seuls. Des organismes achètent auprès du Magasin solidaire des denrées pour leurs propres activités. Le Resto-Plateau, qui est aussi une entreprise d’insertion, a intégré la réalisation des ateliers de dégustation à son programme pour les travailleurs en formation.
Bien sûr, la mission éducative du projet continue de demander du travail, de même que la volonté d’empowerment. Par exemple, Jean-Paul, qui est citoyen bénévole du Magasin, vit seul, cuisine très peu et n’a pas appris à apprêter certaines denrées. Il préférerait que soient vendus des aliments préparés en conserve. Le kiosque de dégustation contribue beaucoup à faire découvrir des aliments économiques et savoureux, comme les légumineuses, le couscous ou les fines herbes et épices qui aident à varier le goût. Puis, l’information circule au café citoyen entre les gens, qui s’échangent des conseils, des idées et des opinions.
Les membres du comité opérationnalisation ont travaillé afin de développer des outils pour la gestion des achats et des inventaires (personne n’était épicier au départ !). Ils ont pu compter sur l’expertise des organismes partenaires dans ces domaines. Au fil du temps, il s’est avéré nécessaire d’élaborer un code d’éthique et un feuillet d’accueil pour les bénévoles, en s’inspirant de ce qui se faisait dans les centres d’action bénévole.
La survie
Un autre volet est depuis peu en incubation au Magasin solidaire. L’idée est de rendre plus accessible la culture à des personnes qui ont peu de moyens financiers ou qui ne fréquentent pas les lieux culturels, ou même les restaurants. À l’automne, dans le cadre du Mois du Créole, le Magasin a présenté une exposition d’artistes haïtiens, agrémentée de musique et de dégustations de plats d’inspiration antillaise. Sont dans les cartons de ce nouveau volet des ateliers sur l’histoire du quartier, sur les communautés immigrantes qui l’ont composé ou qui sont aujourd’hui de plus en plus présentes.
Des efforts sont à faire pour rejoindre d’autres populations susceptibles de connaître l’insécurité alimentaire, par exemple les étudiants, très présents dans le voisinage du Plateau Mont-Royal. Le dernier « Bilan Faim4 » de Moisson Montréal faisait en effet état que de plus en plus d’étudiants sont pauvres et ont recours aux banques alimentaires. Un regroupement de proches-aidants nous a récemment sensibilisés aux besoins de ses membres qui se retrouvent souvent dans une situation financière très précaire. Par ailleurs, les artistes et les travailleurs autonomes, très nombreux dans le quartier, vivent souvent dans des conditions économiques difficiles.
Un comité « stratégies » est à l’œuvre pour trouver un financement suffisant et stable pour le fonctionnement de base du projet. La recherche de soutien financier fait hélas partie du souci constant de nombreuses organisations communautaires et les avenues possibles sont loin de se multiplier. Si la survie du Magasin solidaire apparaît comme étant loin d’être assurée sur le plan financier, le projet est bel et bien intégré dans le paysage communautaire et devrait maintenir ses activités et poursuivre son développement. Et cela fait également partie du développement d’un tel projet : savoir qu’il est bon, qu’il a l’appui de tout un milieu, mais devoir constamment travailler avec les partenaires afin de lui trouver des conditions de réalisation favorables.
Notes
1 : Ce forum a été mis en place par la Corporation de développement communautaire Action Solidarité Grand Plateau (ASGP), une table de quartier qui concerte une quarantaine d’organismes des quartiers St-Louis, Mile-End et Plateau Mont-Royal à Montréal. Elle a pour mission le développement équitable, juste et solidaire de ces quartiers dans les domaines social, communautaire et économique.
2 : Le terme « désert alimentaire » fait référence aux milieux touchés par des problèmes dans l’accès à des produits alimentaires, que ce soit en termes de proximité (distance à parcourir), de diversité ou de variété.
3 : Dîners-Louis est un organisme communautaire qui intervient auprès de jeunes adultes (18-30 ans) en difficultés, en situation d’itinérance ou marginalisés du Plateau Mont-Royal et des quartiers environnants.
4 : Le Bilan Faim est un rapport socioéconomique annuel sur l’utilisation des banques alimentaires.
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- Doris Allard
- Organisatrice communautaire au CSSS Jeanne-Mance