Vu dans l’ensemble, le Colloque national en itinérance tenu au Québec en 2017 a permis de multiples présentations et échanges sur une diversité de populations sans domicile ou à risque de l’être, sur des approches à privilégier dans l’«accompagnement» de ces populations, sur des contraintes et opportunités qui font partie de la vie des équipes et organismes, ainsi que sur la coconstruction des connaissances et leur partage dans le cadre de «communautés de pratiques», de formation et d’échanges interet intra-régionaux.1
Les principaux enjeux et défis soulevés lors de ce premier Colloque national en itinérance ont fait l’objet du document Responsabilités collectives et pratiques croisées (McAll 2019). Dans le présent texte, je présente une synthèse des constats principaux qui sont traités en profondeur dans ce dernier document. Les termes ou passages entre guillemets sont repris tels quels des fiches synthèses soumises par les personnes et organismes présentant des communications au colloque, ainsi que des notes d’atelier. Dans ce dernier cas, il s’agit de propos retenus lors des échanges par les personnes responsables de la prise de notes. Tout en voulant restituer les positions présentées le plus fidèlement possible, le document dont est tirée cette synthèse ne peut prétendre à l’exhaustivité et reflète nécessairement l’interprétation qui est faite de ces positions par l’auteur, qui en assume l’entière responsabilité.
Les populations désignées
Pour la grande majorité des présentations faites au colloque, une population est identifiée comme faisant l’objet du projet ou de l’organisme dont il est question. De façon générale, on peut faire la distinction entre trois façons de nommer ces populations : 1) en tant que personnes identifiées comme «itinérantes» ou «en situation d’itinérance»; 2) en tant que personnes faisant partie d’une population plus large qui est «à risque d’itinérance»; 3) ou en tant que personnes faisant partie de certaines catégories spécifiques de la population (femmes, hommes, jeunes, aînés, etc.).
Dans le premier cas, il peut s’agir de «personnes en situation d’itinérance», de «personnes itinérantes», de «populations itinérantes», d’«itinérants», de personnes «à la rue» ou «sans domicile fixe».2 L’itinérance dont il est question peut être qualifiée d’«épisodique» ou de «chronique». Parfois, on parle «d’hommes, de femmes et de jeunes à la rue», ou «d’adultes en situation d’itinérance» introduisant une différenciation ou une spécificité sur le plan du genre ou de l’âge. Cette manière générale de nommer une catégorie de la population en lien avec l’itinérance, s’accompagne d’échanges en atelier sur la difficulté d’identifier et de quantifier la population ainsi nommée, une difficulté qui s’exprime, entre autres, par la notion d’«itinérance cachée».
Dans les échanges portant sur le dénombrement, la question de l’«itinérance cachée» est au cœur des débats. On remarque, par exemple dans le cas de la prévention de l’itinérance chez les jeunes, que «l’absence d’une définition claire et commune de ‘l’itinérance’, de la ‘jeunesse’ et même de la ‘prévention’ demeure une caractéristique fondamentale de la littérature sur le sujet […] Nos manières de concevoir le problème de l’itinérance jeunesse et de leurs limites dévoilent une réalité de plus en plus cachée, invisible».
Le problème de l’invisibilité serait tout particulièrement présent dans le cas des femmes: «si une femme vit avec un homme qui est violent, la limite de ce qui est itinérance cachée ou non peut devenir floue. Ça complexifie encore plus le travail de compter les gens». On pourrait conclure qu’une femme qui est en logement avec un homme violent, même si elle a vécu et pourrait vivre encore des épisodes à la rue, n’est pas en situation d’itinérance dans le sens strict du terme («cachée» ou pas) au moment présent. Un des responsables du dénombrement fait part du constat que «les personnes en situation d’itinérance cachée avaient sensiblement le même profil que celles en situation d’itinérance visible, mais que leur nombre est presque impossible à mesurer». D’autres soulignent que le terme «itinérance cachée» est «problématique» : «Devrait-on parler de pauvreté? Enlever l’étiquette pour sensibiliser la population? Sinon on est canné dans un terme».
Cette dernière remarque rejoint d’autres interventions qui questionnent le terme «itinérance» luimême. Il s’agirait, par exemple, d’un «problème complexe réduit à un mot. L’itinérance, c’est un symptôme, pas une désignation». Il y a aussi la question de comment les personnes considérées comme des «itinérants» se définissent : «Se définir comment itinérant ou non? Les ‘itinérants’ ne se considèrent pas toujours comme tels».
Dans le cadre d’une des discussions, un animateur remarque qu’on semble vouloir : «décloisonner la problématique de l’itinérance […] ouvrir et réfléchir à autre chose» et une personne présente suggère de parler plutôt de l’«exclusion sociale». Ce qui permet à un membre d’une équipe mixte composée de policiers et d’intervenants sociaux et de santé de faire part de leur souhait d’enlever le mot «itinérance» dans «Équipe itinérance» et de le remplacer par «Équipe santé urbaine».
Un «bassin de gens» à risque
La vision de «personnes itinérantes» ou d’une «population itinérante», sans davantage de précisions quant à la diversité de cette population, peut rejoindre un certain regard ambiant qui homogénéise une population qui n’existe aux yeux des autres qu’en fonction d’une caractéristique – être dans la rue – et d’avoir les marques stigmatisantes de personnes qui ont cette condition. Cette façon de nommer la population est remise en question par certains en raison de ce qui vient avant d’avoir la condition d’«itinérant» ou d’arriver à la rue, ce qui est «en amont». Parler d’une itinérance «épisodique» ou même de «l’arrivée à la rue» présume que les gens viennent de quelque part dont l’étiquette «en situation d’itinérance» ne nous dit rien. Dire que certaines populations sont «à risque d’itinérance» ne nous dit pas plus sur pourquoi elles sont à risque, le problème étant identifié ici à l’itinérance comme telle, comme condition, et non pas à ce qui la précède.
Une bonne partie des présentations et discussions tournent autour de ce qui vient avant, sur les populations qui sont «vulnérables», en «rupture sociale» ou à «risque de se désorganiser», qui vivent avec peu de moyens et, pour beaucoup d’entre elles, sur l’aide sociale. En souhaitant intervenir en amont du passage à l’itinérance, l’idée de «populations à risque» peut nous mener à identifier un «bassin de gens beaucoup plus important» qui risquent de se retrouver «à la rue» : «On a un portrait à un moment X du parcours et on sait que le processus qui mène à la rue (je n’aime pas le terme ‘itinérance’) c’est une histoire, c’est un parcours. Il y a des choses en amont […] il faut s’intéresser aux problèmes des gens avant qu’ils ne soient chronicisés […] s’intéresser aux gens qui sont sur l’aide sociale, avec une toute petite prestation et voir comment ils arrivent à stabiliser leur résidence. Vous auriez de grosses surprises. Le bassin de gens qui risquent de se retrouver à la rue serait beaucoup plus important».
La notion d’une «population à risque d’itinérance» (sans davantage de différentiation interne ou de précision) devrait, selon ce point de vue, être remplacée par une conception beaucoup plus large, comprenant par exemple, «tout locataire bénéficiant d’un logement subventionné et à risque de se trouver à court ou moyen terme en situation d’instabilité résidentielle». En toute logique, cette façon de voir la population oblige à tenir compte d’une diversité de parcours de vie et de catégories de la population dont le passage à l’itinérance serait un symptôme ou un indicateur de problèmes en amont plutôt que le problème à résoudre en soi.
Les populations nommées
Plusieurs présentations prennent cette orientation en nommant plus précisément les parcours et expériences spécifiques dont il faudrait tenir compte. Quoiqu’il y ait de multiples chevauchements et d’entrecroisements entre ces catégories, il demeure possible d’identifier les populations suivantes nommées dans les différents présentations et échanges qui s’éloignent de la définition homogénéisante de «personnes itinérantes» : femmes, hommes, jeunes, aînés, personnes autochtones/Premières nations, personnes LGBTQ, personnes avec une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme, personnes avec problèmes de santé mentale ou physique, personnes en situation d’itinérance avec enjeux de consommation, personnes en situation d’itinérance avec problèmes de nature judiciaire.
Mieux connaître et comprendre ces parcours – et non pas juste leur aboutissement sous la forme de l’itinérance – ressort comme un des défis principaux identifiés dans ce colloque. La notion de «parcours de vie» elle-même met l’accent sur le passage du temps et les effets à long terme de ce qui est vécu, par exemple, comme adolescent ou jeune adulte. Pour chacune des catégories identifiées, on fait ressortir des traits particuliers qui exigent des approches adaptées : assurer la sécurité des femmes; prendre conscience de l’impact sur les hommes d’une «masculinité hégémonique» prônant des façons d’être et d’agir qui feraient violence aux hommes eux-mêmes, les renfermant dans des voies apparemment sans issue; permettre aux jeunes de compléter le «passage ardu» vers la vie adulte et aux aînés de vivre le passage vers la fin de vie dans la dignité; savoir comment travailler avec les communautés autochtones et inuit dans un contexte de forte stigmatisation et de marginalité sinon de racisme; être conscient de l’homophobie et de la transphobie que peuvent vivre les jeunes LGBTQ; soutenir l’autonomie fonctionnelle des personnes identifiées avec une déficience intellectuelle.
Toutes ces catégories de la population sont susceptibles d’avoir des problèmes de santé mentale ou physique, d’autant plus que l’expérience d’itinérance peut exacerber ou créer de tels problèmes. Elles peuvent aussi avoir des problèmes de consommation de substances qui ont contribué à l’arrivée à la rue et font partie de leur vie une fois en situation d’itinérance. L’expérience à la rue, en lien avec la santé mentale, la consommation de substances ou, tout simplement, le fait d’être une «personne itinérante» et d’être ciblée pour des contraventions, peut aussi donner lieu à la judiciarisation et, le cas échéant, à l’incarcération. Ces dimensions de l’expérience des populations, qui sont, par ailleurs, situées en termes de genre ou de diversité sexuelle, d’âge ou d’origine autochtone ou nonautochtone, peuvent, à leur tour, devenir les étiquettes identitaires principales aux yeux de la population, pour les réseaux institutionnels et communautaires et même dans leur perception d’elles-mêmes.
Ces identités qu’on pourrait appeler «transversales» deviennent ainsi des identités en soi qui peuvent remplacer, en quelque sorte, les autres identités. Il y aurait ainsi les personnes en situation d’itinérance qui ont «des problèmes de santé mentale», qui ont des «problématiques de santé physique ou psychiatrique», qui ont vécu «des traumatismes complexes», qui ont «un traumatisme craniocérébral»; il y en a également qui «vivent avec des enjeux importants de consommation d’alcool ou de drogues», qui «consomment des drogues par injection ou inhalation»; et il y a celles qui ont des «problèmes de nature judiciaire», qui font «souvent l’objet d’une application indue de mesures judiciaires», qui sont «aux prises avec des problèmes de justice», ou qui sont, au bout du processus, des «personnes ex-détenues». Différentes combinaisons sont aussi possibles, dont, par exemple, les personnes qui ont «commis des infractions criminelles avec problématique en santé mentale».
Dans la mesure où ces identités peuvent remplacer ou masquer l’histoire personnelle et l’identité plus globale des personnes, on pourrait parler d’identités de remplacement qui seraient en partie attribuables à l’expérience d’itinérance elle-même comme «traumatisme» supplémentaire, ou comme identité homogénéisante et stigmatisante. La condition réelle et partagée par ceux et celles qui sont en situation d’itinérance peut finir par laisser croire à l’existence d’«une» population qui partage des conditions et traits semblables et qui nécessite un type d’intervention d’urgence spécialisée, Parmi ces conditions et traits se retrouvent la pauvreté extrême, le maintien difficile d’une hygiène personnelle, les troubles mentaux et les problèmes de santé physique aggravés par (ou découlant de) l’expérience d’itinérance elle-même, les dépendances accrues, le vieillissement accéléré, entre autres. La population environnante et le système de santé et des services sociaux ont tendance à ne voir qu’elle et non pas la diversité de populations et de parcours «en amont» de cette condition. Il peut s’agir, pour le système, d’une «population» comme une autre avec ses propres besoins spécifiques.
La condition sociale de «personne en situation d’itinérance» peut finir ainsi par cacher la diversité de cette population. Les identités de remplacement – malade mental, toxicomane, ex-détenu – peuvent «expliquer» à leur tour l’itinérance et camoufler, pour de bon, les «réalités distinctes» des populations concernées. Ici ce n’est pas l’«itinérance cachée» qui est l’enjeu, mais l’«itinérance» qui cache.
Accompagnement et contraintes
Une bonne partie des échanges au colloque portent sur les façons de faire pour mettre les personnes «au centre» de l’intervention. Par exemple, en créant un lien de confiance là où la méfiance est omniprésente dans la vie de la personne; en situant la personne dans son parcours de vie; en écoutant son histoire; en répondant aux besoins et aux souhaits de la personne, plutôt que de lui imposer une démarche préconçue de l’extérieur; en s’engageant auprès de la personne dans le temps long.
Plusieurs de ces façons de voir et de faire sont illustrées par des techniques ou des «trucs» qui sont mis en débat. On se demande ce que veut dire «accompagner», comment ce type d’approche «holiste» se distingue-t-il de l’«intervention» comme telle, vue comme étant plus ponctuelle et ciblée. Il est suggéré de «désinterventionaliser» la relation d’aide avec les personnes en les accompagnant et que ce type d’approche est davantage caractéristique du milieu communautaire que du milieu institutionnel. Mais, comme dit l’un des participants, les choses «bougent» et certains milieux «institutionnels» présents disent vouloir changer leurs façons de faire, en se rapprochant des populations et de leur milieu de vie, pendant que le milieu communautaire invente des approches cliniques où les soins sont pensés et donnés autrement.
Tout en ayant cette volonté collective apparente d’être près des gens et de les accompagner à travers des périodes plus ou moins longues de leur vie, en visant leur «stabilisation résidentielle», leur réintégration sociale ou tout simplement leur bien-être selon leur propre définition, les «accompagnateurs» et intervenants feraient face à des contraintes considérables. Il s’agit, bien sûr, de contraintes en termes de ressources matérielles et humaines, avec des sources de financement souvent limitées et imprévisibles, mais aussi de contraintes de temps. «Prendre le temps» nécessaire avec la personne est peut-être le trait principal de tout accompagnement réussi, mais les besoins sont sans limites et le temps manque, d’où un sentiment d’essoufflement. Le milieu institutionnel peut finir par prendre beaucoup de temps à suivre une personne, justement parce qu’il ne peut prendre le temps nécessaire avec la personne au début pour bien le comprendre et le connaître.
Quand les intervenants se mettent en réseau, certaines de ces contraintes seraient surmontées, même si le «clash des cultures» et les attentes de part et d’autre ne sont pas toujours faciles à concilier. Sont présentées des façons de faire qui ont réussi, jusqu’à un certain point, à permettre à des acteurs variés de travailler ensemble et de compenser les limites de chacun. Ce type de travail est facilité par la proximité. Dans certaines régions, l’éloignement des ressources les unes des autres complique la vie, non seulement des personnes qui doivent faire appel à leurs services, mais aussi des personnes qui portent les services elles-mêmes – le travail de réseautage étant complexifié par la distance. Même dans le cadre d’une grande ville, les ressources, telles que les centres de jour, peuvent être concentrées à un endroit – typiquement au centre – et les personnes vivant ailleurs n’y ont que peu d’accès.
Toutes ces «réalités» populationnelles et régionales distinctes exigent une somme de connaissances diverses et le colloque a permis de partager une partie de ces connaissances. On souhaite pouvoir s’inspirer des autres, avoir de la formation, transférer des façons de faire d’une région à l’autre, développer des «communautés de pratiques». Mais les budgets manqueraient et le temps aussi pour effectuer de tels transferts, pendant que rien ne peut être transféré «tel quel», compte tenu des différences de contexte. Le partage des savoirs soulève aussi la question des savoirs d’expérience et la place de ces savoirs dans l’amélioration des pratiques. Même si plusieurs souhaitent mettre la «personne au centre» de l’intervention, il semble que les savoirs de ces personnes ne seraient pas toujours vus comme étant centraux pour (re)penser les manières de faire. Certains chercheurs soulèvent justement la difficulté d’avoir accès à ces savoirs d’expérience et le problème de se limiter aux regards des intervenants.
Aboutissements
En somme, ce colloque a fait voir un champ dont la complexité est le reflet des multiples populations qui ont, par définition, un ensemble de problèmes liés à leurs conditions matérielles de vie, à leur santé physique et mentale, à leur sécurité et à leurs rapports avec les autres. La compréhension de ce que vivent ces populations et de leurs divers parcours de vie se voit entravée par la catégorie réductrice de l’«itinérance», catégorie qui réduit ces populations à des traits d’apparence ou comportementaux qui sont l’aboutissement d’expériences de vie qu’on ne veut pas ou qu’on ne peut pas voir. Accepter de voir, de comprendre et d’agir sur ces parcours de vie est la «responsabilité collective» que ce colloque a voulu apporter sur la place publique. Dans les mots d’un des participants: «quand les gens sont rendus au bout du rouleau il est un peu trop tard. Il y a des dommages importants qui ont été causés […] On a une responsabilité collective! […] On peut-tu s’attaquer à certaines causes qui sont incontournables?»
Notes
- Le Colloque national en itinérance, qui s’est tenu les 19 et 20 octobre 2017 au Collège Maisonneuve à Montréal, a été financé par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Le MSSS a mandaté le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS), partie intégrée du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Sud-de-l’île-de-Montréal, pour en assurer son bienfondé scientifique, sa planification et sa réalisation.
Références
McAll, Christopher (2019), Responsabilités collectives et pratiques croisées : les principaux enjeux et défis soulevés lors du premier Colloque national en itinérance, Montréal, CREMIS, 2019 (disponible au www.cremis.ca).